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Chizu: les traumatismes de la guerre au Japon vus par Kikuji Kawada

Chizu: les traumatismes de la guerre au Japon vus par Kikuji Kawada

Si vous demandez aux amateurs de livres photo quel est le « plus grand » de tous les temps, vous obtiendrez une multitude de réponses. Dans ce sondage, The Americans, de Robert Frank, a obtenu le plus grand nombre de votes, Ravens de Masahisa Fukase et New York de William Klein se sont classés parmi les premiers, et quelque part dans le top 10, vous trouverez Chizu (également connu sous le nom de The Map), de Kikuji Kawada.
© Kikuji Kawada

Réalisé en 1965, Chizu est le fruit d’une obsession quasi spirituelle dans laquelle Kawada retrace l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et des bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki dans un livre qui pèse lourd entre les mains.

Ce n’est pas un gros livre, pas plus qu’il n’est amusant. Vous avez l’impression de détenir entre vos mains un moment fort, une trace des horreurs auxquelles il fait référence ; les noirs sur la surface du papier sont semblables aux traces de carbone laissées par un feu et qui se déposeraient sur les mains qui touchent la page.

L’album est arrivé dans une boîte. Ouvrez-la et vous trouvez un bloc de taille modeste avec une couverture noire mate. Ouvrez ce bloc, et vous entrez dans un monde de terre brûlée, de traces de destruction et dans un maelström d’imagerie politique et militaire qui n’offre pas une lecture facile ou confortable.

© Kikuji Kawada
© Kikuji Kawada

Le livre se présente sous la forme d’un dépliant un peu à la façon des portes de sanctuaires bouddhistes. Vous ouvrez le livre et les pages se déplient pour révéler d’autres images. Parfois, les portfolios s’ouvrent pour montrer la destruction et les taches que Kawada a photographiées dans le dôme Genbaku d’Hiroshima. Situé directement sous l’explosion, ce bâtiment antisismique était protégé des ondes de choc qui ont tué 140 000 personnes et dévasté le reste de la ville. C’est là qu’ont été réalisées la plupart des photographies prises par Kawada pour The Map, des images abstraites de motifs de taches tourbillonnantes, ce que Kawada a identifié plus tard comme étant des eidolon (eidolon désigne en grec l’ombre mythique d’une personne, semblable à un fantôme).

Ouvrez ces portfolios et vous passez du royaume des morts au royaume des humains et vice-versa. Ensuite, les choses se compliquent. On y trouve des drapeaux impériaux, des douilles fondues, les dernières lettres écrites par les pilotes kamikazes avant de s’envoler vers la mort, ainsi que des images de bouteilles de Coca-Cola et de paquets de Lucky Strike, le tout très contrasté, avec des détails flous (un style fortement influencé par la visite de William Klein au Japon. L’homme n’était pas aimé. Le style, lui, l’était). Kawada a réalisé des images dans des temples japonais dédiés au militarisme, comme le sanctuaire Yasukuni, un lieu désormais connu par beaucoup en Asie comme un site où les criminels de guerre japonais sont glorifiés. On a l’impression que Kawada avait des idées similaires à l’époque. C’est donc un livre complexe.

© Kikuji Kawada
© Kikuji Kawada

L’ouvrage dont nous rendons compte n’est cependant pas Chizu. Il ne s’agit pas d’un fac-similé de Chizu. Mais plutôt d’un fac-similé des maquettes que Kawada a conçues pour Chizu. C’est un fac-similé d’un livre factice si vous voulez.

La maquette originale se composait de deux livres, l’un contenant des images comprenant les « taches » les plus abstraites du dôme de Genbaku, l’autre des travaux plus descriptifs photographiés au sanctuaire Yasukuni, au musée d’Histoire de la Marine, ainsi que sur des sites militaires abandonnés autour d’Hiroshima et de Nagasaki.

Ces deux livres sont accompagnés d’un aperçu contextuel de Chizu qui contient d’excellents essais, un guide de mise en page du Chizu original et une interview de Kawada.

Kawada décrit comment Kohei Sugiura (le concepteur) « …a reconnu que mon travail se compose de deux parties. L’une comprend des objets réels. L’autre transcende les objets ; ce sont des abstractions. Finalement, nous avons décidé de faire simplement deux livres. J’aimais l’idée de deux volumes, mais je me demandais si le lecteur serait capable de retenir les images d’un livre à l’autre et de les voir comme une double image – et comprendre que les significations doivent être combinées pour former un tout. Pourtant, en même temps, j’étais attiré par le concept, car je n’avais jamais vu un livre de photographies en deux volumes. »

© Kikuji Kawada

Ce numéro de maquette explore ce qui a donné lieu à la version originale en deux volumes, comment Kawada a développé les motifs apparents dans le livre et comment Chizu s’inscrit dans l’histoire plus large du Japon et de la photographie.

L’idée originale du livre est venue de Ken Domon, photographe connu pour avoir réalisé (avec Shomei Tomatsu) le document Hiroshima-Nagasaki 1961. Dans cet ouvrage, les traces de la bombe atomique sont omniprésentes, qu’il s’agisse du surréaliste lapin en bouteille fondue de Tomatsu, de son casque troué par les balles ou des cicatrices sur le visage des survivants de la bombe que Domon a photographiés.

Kawada a été chargé de photographier Domon à Hiroshima et a commencé à prendre des photos des murs et du plafond du dôme Genbaku. Ces images forment un chaos abstrait de roches et de plâtre, de la peau fracturée de la construction, de la matière même dont la terre est faite, fusionnée sous forme de livre.

© Kikuji Kawada

Kawada décrit sa première visite solo au Dôme. « C’était humide, sombre, il y avait une odeur étrange… mes yeux ont mis un moment à s’adapter avant de remarquer les taches. Un moment d’une puissance indescriptible. J’avais l’impression d’avoir rencontré ce lieu terrifiant et inconnu. J’avais l’illusion de pouvoir presque entendre de faibles voix fusionnées avec le vent… Je crois que lorsqu’on vit un événement aussi étrange et improbable que celui-ci, on le ressent comme une expérience sensorielle absolue. Pour moi, les événements nouveaux comme celui-là sont souvent liés à l’odorat et à l’ouïe. Lorsque j’ai rencontré les taches, je me suis senti électrisé. »

C’est un travail qui n’est pas facile à regarder ou à lire. Et qui correspond à l’idée du peintre new-yorkais Adolph Gottlieb, « …que des temps différents exigent des images différentes… À mon avis, une certaine abstraction n’est pas du tout abstraite. Mais au contraire, le réalisme de notre époque ».

L’intention initiale de publier Chizu en deux volumes n’était qu’une des nombreuses possibilités évoquées. Le concepteur, Sugiura, a proposé d’envelopper et de transporter « les photographies dans un furoshiki (un tissu utilisé pour envelopper et transporter des objets personnels). Il a ensuite proposé de fabriquer un coffret dans lequel la centaine de tirages serait enfermée sous forme de feuilles volantes… Finalement, nous avons décidé de faire deux volumes ».

© Kikuji Kawada

La version en deux volumes n’a pas vu le jour. Un volume fut réalisé. Mais inspiré de la maquette originale. « Cela n’est pas pu sortir de nulle part », dit Kawada, « il fallait d’abord avoir ce design en deux volumes. »

Comme cela n’a pas été le cas, la maquette a été vendue à la bibliothèque publique de New York, où elle est restée plus ou moins intacte jusqu’à ce que cette version en deux volumes voie le jour.

Ce n’est pas Chizu mais même Chizu n’est pas Chizu. C’est un livre difficile compte tenu de son classement. Chizu fait ressembler Ravens, le livre de Fukase sur la perte et le chagrin, à quelque chose tiré d’un dessin animé de Merrie Melodies. Et Les Américains ? C’est Dora l’exploratrice en comparaison. C’est une lecture dense, mais cette version présente l’ouvrage au plus près de la façon dont il était destiné à apparaître, et détaille comment la lumière, l’ombre, l’abstrait et le concret pourraient être séquencés dans l’un des livres de photos les plus fondamentaux de tous les temps. La seule chose qui manque c’est un commentaire supplémentaire sur les éléments politiques liés au militarisme japonais et américain qui sont apparents dans le livre et la période où il a été réalisé et qui restent relativement peu examinés dans l’histoire de la photographie occidentale. Mais sur ce point, le dernier mot revient peut-être à Kawada : « J’ai rejeté les détails. Les détails sont trop descriptifs. Les détails disent trop de mots. »

Par Colin Pantall

Colin Pantall est un écrivain, photographe et conférencier basé à Bath, en Angleterre. Sa photographie traite de l’enfance et des mythologies de l’identité familiale.

Chizu(Maquette Edition) (2021) par Kikuji Kawada est publié par MACK.

© Kikuji Kawada
© Kikuji Kawada

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