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Est-ce le monde que nous avons créé ?

Est-ce le monde que nous avons créé ?

Décrire et raconter le monde contemporain en images, ainsi peut-on résumer l’exposition « Civilization – Quelle époque ! » présentée à Marseille au Mucem. L’occasion d’une traversée dans la création photographique de ces vingt dernières années et de réfléchir au monde qui nous entoure.
Mark Power, The funeral of Pope John Paul II, 2005 © Mark Power, Magnum Photos

« Civilization – Quelle époque ! », le titre dit toute l’ambition de cette exposition présentant plus de 220 tirages de 120 photographes provenant de près de 30 pays et s’étalant sur 1000 m2 au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem), à Marseille. Sorte de pendant contemporain de la mythique exposition « The Family of man » orchestrée en 1955 par Edward Steichen – alors conservateur du département photographie au Museum of Modern Art de New York –, « elle se concentre sur ce qui est partagé », expliquent Holly Roussell et William Alexander Ewing, les deux commissaires d’exposition. Il y est donc question de valeurs qui nous sont communes à tous, quels que soient notre origine et notre lieu de vie. Ainsi, les principaux aspects de la vie humaine y sont représentés : la famille, l’habitat, le travail, les loisirs, le transport, la production, la consommation, les systèmes de contrôle social, les échanges monétaires, etc.

Comme sa prestigieuse aînée, « Civilization – Quelle époque ! » se donne pour objectif de dresser un portrait de son temps en photographies mais la comparaison s’arrête là car en près de 70 ans, le monde et la photographie ont bien changé. Au point de vue humaniste en noir et blanc de « The Family of man » se substituent des regards contemporains principalement en couleur. Le propos est articulé en huit parties offrant une lecture du monde tel qu’il était avant la pandémie : « Ruche », « Seuls ensemble », « Flux », « Persuasion », « Contrôle », « Rupture », « Evasion », « Après ». A l’heure d’Internet et des réseaux sociaux où des milliards d’images circulent quotidiennement, ces intitulés lapidaires résonnent comme des tags.

Massimo Vitali, Piscinao de Ramos, 2012 © Massimo Vitali

« Ces thématiques présentent les idées fortes que nous avons identifiées à l’examen des différents projets, elles définissent notre civilisation planétaire contemporaine et agissent comme des panneaux de direction pour guider le visiteur tout au long de son voyage », expliquent les deux commissaires. Quant aux images, elles offrent un panorama de la création photographique de ces vingt dernières années. Si l’imaginaire et la fiction ont aussi leur place dans le parcours, les travaux documentaires dominent car il s’agit autant de montrer et de témoigner que d’inviter le spectateur à réfléchir.

Quelques partis pris se dégagent. D’un point de vue formel, les grands, voire très grands formats, dominent avec, ça et là, quelques incursions d’œuvres de plus petites tailles regroupées en ensembles. Témoin, la série de portrait de Pieter Hugo « There’s a Place in Hell For Me and My Friends » (2011–2012), « Ceramic Cats (eBay) » (2015) de Penelope Umbrico, ou encore les terrifiantes et très séduisantes mines antipersonnel (2004) de Raphaël Dallaporta.

Jeffrey Milstein, Newark 8 Terminal B, de la série « Airports », 2016 © Jeffrey Milstein

Autre grande tendance : la récurrence, tout au long du parcours, de nombreuses photos aériennes ou en plongée, une façon pour les deux commissaires d’affirmer leur volonté de prendre du recul pour mieux appréhender et embrasser le monde. Jouant tantôt sur la beauté de l’aspect graphique – « Airports » (2016) de Jeffrey Milstein –, tantôt sur l’abstraction des motifs comme dans « Almost Nature » (2012) de Gerco de Ruijter, série montrant des champs cultivés. Le Canadien Edward Burtynsky qui a été l’un des premiers à utiliser la photographie aérienne pour démontrer l’impact de l’homme sur l’environnement est lui aussi présent.

A hauteur d’homme, l’effet n’est pas moins spectaculaire. Par exemple avec Brodbeck & de Barbuat qui ont photographié le tunnelier Koumba des travaux du Grand Paris comme un monstre tentaculaire. Elle aussi conviée à réaliser une commande par le Mucem pour cette exposition, Yohanne Lamoulère s’est, quant à elle, intéressée au data center installé dans la zone portuaire de Marseille. Son image est ironiquement intitulée Le baiser. Un peu plus loin, on est saisi devant deux ensembles signés Michael Wolf disséminés dans l’exposition. Qu’il s’agisse de Architecture of Density #91 (2006) ou de Tokyo Compression (2010) montrant les visages des tokyoïtes écrasés sur les vitres embuées du métro bondé de la capitale japonaise, le photographe allemand décédé en 2019 pointe les conséquences de la surpopulation.

Yohanne Lamoulère, Le baiser, 2020, Interxion – MRS2, 2020 © Yohanne Lamoulère, Tendance Floue
Michael Wolf, de la série « Architecture of Density », 2006, Shanghai © Michael Wolf

Plus rares sont les natures mortes dans l’exposition. Celles de Robert Zhao Renhui ne passent pas inaperçues car elles font froid dans le dos. Elles montrent une pomme carrée ou encore des poissons aux couleurs artificielles. De la fiction ? Non, car les légendes précisent que ces créatures monstrueuses sont le fruit d’un process industriel, donc imaginés et créés par l’homme. Si Robert Zhao Renhui mise sur une présentation « clinique » car sans effet d’éclairage superflu, de son côté Xing Danwen, avec disCONNEXION, A14 (2002-2003) opte sur l’accumulation de câbles entremêlés pour évoquer l’emprise des technologies sur nos vies.

Robert Zhao Renhui, Pomme carrée, 2013 © Robert Zhao Renhui
Reiner Riedler, Rivière sauvage, de la série « Fake Holidays », 2005 © Reiner Riedler

Et l’individu dans tout cela ? Bien peu de travaux donnent à voir des visages. Consciemment ou non, les deux commissaires ont privilégié une vision de l’homme à travers la masse. Comme dans cette image de Mark Power réalisée en 2005 le jour des funérailles du pape Jean-Paul II. La foule, que l’on aperçoit que dans un second temps, est littéralement écrasée par un mur de haut-parleurs servant à la retransmission de la cérémonie. Plus loin, les paradis artificiels que sont la piscine de Ramos de Massimo Vitali et la série « Fake Holidays » de Reiner Riedler (2005) ne sauraient nous consoler, au contraire. Petite lueur d’espoir, l’exposition se termine avec une vue du Centre spatial guyanais signée Vincent Fournier. La promesse d’un meilleur futur ailleurs ?

 

Par Sophie Bernard

Sophie Bernard est une journaliste spécialisée en photographie, contributrice pour La Gazette de Drouot ou le Quotidien de l’Art, commissaire d’exposition et enseignante à l’EFET, à Paris.

« Civilization – Quelle époque ! », Jusqu’au 28 juin 2021, Mucem, Marseille. Plus d’informations ici.

Catalogue de l’exposition, sous la direction de William A. Ewing et Holly Roussell, 352 pages, 29,5 x 24,5 cm, broché, plus de 350 illustrations, éditions Thames & Hudson. Disponible ici.
 

Brodbeck & de Barbuat, Tunnelier Koumba, 2020 © Brodbeck & de Barbuat, Grand Paris 2020
Xing Danwen, disCONNEXION A14, 2002-2003 © Xing Danwen, courtoisie Boers Li Gallery

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