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Eugene Richards, que la vie est brève

Le photographe documentaire américain, maître de la photographie sociale, a remis l’oeil dans ses archives. Il lance un appel aux dons pour son nouveau livre, In This Brief Life, une plongée intime dans ses cinquante ans de photographies, pour la plupart inédites. Rencontre.

Le premier métier d’Eugene Richards a été travailleur social. C’est là qu’il a commencé à prendre en photo les naufragés de la vie, les oubliés, les ombres qu’on ne veut pas regarder. Ces regards, le photographe, né en 1944 à Dorchester dans le Massachusetts, a toujours su les montrer avec une grande douceur et une empathie certaine. 

Depuis plus de cinquante ans, l’ancien membre de l’agence Magnum, militant contre la guerre au Vietnam, n’a cessé de donner un visage aux souffrances humaines : drogue, prostitution, maladies, pauvreté… Le cadrage et la distance toujours justes de ses images sont uniques et en font l’un des grands photographes sociaux de notre temps. 

Affecté comme nous tous par la crise du Covid, Eugene Richards s’est récemment replongé dans ses classeurs, a épluché ses photos depuis ses débuts jusqu’à aujourd’hui pour en ressortir des inédits. Depuis son premier ouvrage paru en 1978, Dorchester Days, une étude de son quartier natal, le photographe a publié près d’une vingtaine de livres. In This Brief Life a ceci d’inédit qu’il s’agit moins d’un livre documentaire que d’une approche plus intime, plus affective de son travail et de ses archives. 

Pour publier ce livre de souvenirs, le photographe fait appel aux dons via une campagne en ligne sur le site Kickstarter. Si le montant atteint les 60 000 dollars, une partie des livres imprimés sera donnée à des écoles, centres culturels et bibliothèques. 

Eugene Richards s’est confié à Blind sur ce recueil de souvenirs bien particulier et sur le regard qu’il porte sur ce demi-siècle de photographie documentaire. 

Quel est le déclic qui vous a poussé à vous replonger dans cinquante ans d’archives ? Votre fils Sam ? 

Comme la plupart des Américains, je venais de traverser la crise du Covid, j’étais de plus en plus préoccupé par les divisions internes aux Etats-Unis, par leur implication dans les guerres… J’ai aussi réalisé qu’en raison de mon âge et de la nature de mon travail, les opportunités de reportages journalistiques se faisaient rares. En plus – et ce n’est pas un détail – il y a de plus en plus de questionnements autour de qui a le droit ou non de raconter les histoires qui ne sont pas les siennes. Je suppose que c’est un des effets de la cancel culture. 

C’est là que Sam, mon fils, est intervenu. Il m’a suggéré de mettre mon travail sur Instagram ou Facebook. J’étais très réticent au début, puis j’ai commencé à chercher dans mes 50 ans de carnets de planches contacts des photos que j’avais négligées, oubliées, jugées inappropriées, ou que je n’avais pas aimées des années auparavant. 

Ce qui m’a vraiment poussé à faire ce livre, ironiquement, ce sont les messages de soutien des gens sur les réseaux sociaux. Ils ont commencé à me demander si j’allais un jour rassembler ce travail, et c’est ainsi qu’est née l’idée d’un livre.

In This Brief Life. © Eugene Richards
In This Brief Life. © Eugene Richards
Épaule disloquée, Hôpital de Rhode Island, Providence 2017. © Eugene Richards
Épaule disloquée, Hôpital de Rhode Island, Providence 2017. © Eugene Richards

Aujourd’hui, pour “exister”, un photographe doit-il être présent sur les réseaux sociaux ?

J’aime à penser que la qualité du travail est primordiale. Mais il est devenu évident, comme dans la politique contemporaine, qu’être vu est peut-être plus important que ce que l’on dit. Mais je persiste à croire que c’est le travail qui compte.

Pourquoi utiliser le crowdfunding ?

La plupart de mes livres ont été auto-édités comme The Day I was Born, War is Personal ou Dorchester Days. Exploding into Life, qui traite du combat de ma femme Dorothea contre le cancer, a été co-publié avec Aperture en 1986. La co-publication implique de trouver de l’argent. Les éditeurs de livres visuels acceptent rarement une proposition qui ne s’accompagne pas d’un financement. Pour le meilleur ou pour le pire, le livre que vous réalisez doit être uniquement basé sur vos idées, alors que les éditeurs ont le plus souvent les leurs. 

Pour cette raison, j’étais conscient que l’auto-publication par le biais du crowdfunding était le seul moyen. Ce qui rend l’auto-publication possible pour moi, c’est aussi une famille qui me soutient, car les livres coûtent de l’argent et ne rapportent rien.

Est-ce difficile de remuer le passé de ses archives ? 

Au début, c’était assez décevant, car j’avais vraiment peur de ne rien trouver de plus. J’ai dû chercher encore et encore avant de trouver des photos isolées ou simplement perdues parmi les mauvaises.

Service du dimanche, Wilmington, Caroline du Nord, 1990. © Eugene Richards
Service du dimanche, Wilmington, Caroline du Nord, 1990. © Eugene Richards

En tant que « dinosaure de la profession », comme vous dites, comment voyez-vous l’évolution de la photographie ?

Je me trompe peut-être en disant cela mais l’évolution de la photographie est le reflet de notre époque. Où la vérité des choses a moins de valeur que leur apparence. Où la richesse est une aspiration, et les personnes sans ressources de moins en moins considérées.

Quelles sont les photos qui vous touchent le plus dans ce livre ?

Je ne vais pas vous mentir, ce livre a été difficile à réaliser, car il est l’expression, d’une certaine manière, des étapes de ma vie, mais aussi de mes pertes. Il y a tellement de gens dans ce livre qui ne sont plus là. Et en regardant les photos, j’ai du mal à croire qu’ils soient partis. On se dit que leur souvenir perdure à travers les photos, mais parfois ça ne suffit pas.

Parlez-nous de ces deux photographies très touchantes de “Robert Frank regardant l’océan” et de “First Child”…

Pendant longtemps il m’arrivait de croiser Robert Frank. Je me suis vraiment rapproché de lui vers la fin de sa vie. Nous prenions le café dans son ancienne maison en regardant la rue et en se remémorant des souvenirs. Puis nous sommes allés jusqu’à sa maison en Nouvelle-Écosse. Nous nous sommes promenés sur quelques plages avec sa femme, June, puis je me suis assis près de lui comme je le faisais à New York et j’ai pris cette photo.

Robert Frank regardant l'océan, Mabou, 2017. © Eugene Richards
Robert Frank regardant l’océan, Mabou, 2017. © Eugene Richards
Le premier enfant de Jim et Sarina, Washington DC, 1990. © Eugene Richards
Le premier enfant de Jim et Sarina, Washington DC, 1990. © Eugene Richards

“First Child” est une photographie que j’ai réalisée pour le magazine LIFE. J’avais proposé une série d’articles sur les familles américaines, dont le premier devait porter sur la naissance. Mais ce n’était pas si facile à réaliser. Finalement, avec l’aide de ma femme Janine, nous avons été mis en contact avec un couple dans la région de Washington D.C., sans savoir à quel point ils étaient beaux et merveilleux. Remarquablement timides au début, Sarina et moi sommes devenus amis. J’étais quelqu’un à qui elle pouvait confier ses craintes sans être jugée. C’est comme ça que je me suis retrouvé au bon endroit, au bon moment.

Pour reprendre le titre du livre, la vie est-elle trop brève ?

Oui. Il semble qu’il y ait toujours plus à faire. Et, en vieillissant, on réalise à quel point la vie est précieuse, au même titre que la famille.

Campagne kickstarter pour le livre In This Brief Life d’Eugene Richards, jusqu’au mercredi 30 novembre. 

Jour d'été, Still House Hollow, Tennessee, 1986. © Eugene Richards
Jour d’été, Still House Hollow, Tennessee, 1986. © Eugene Richards

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