Sous les toits du Musée national de la Marine, à Paris, une mer invisible gronde. Pas celle des cartes, mais celle, intérieure, du photographe Jean Gaumy. Pour la première fois, le Musée national de la Marine lui consacre une exposition d’envergure. « Jean Gaumy et la mer », visible jusqu’au 17 août 2025, réunit plus de 140 photographies issues de la Médiathèque du patrimoine et de la photographie, soit près de 50 ans de photographies. Amoureux de la mer et de ses silhouettes, l’exposition nous transporte au sein d’un voyage au long cours à travers les océans, les hommes et les machines, que le photographe n’a eu cesse de sillonner depuis le début de sa carrière dans les années 1970. « Photographier c’est comme pêcher ou écrire. C’est sortir de l’inconnu qui résiste et refuse de venir au jour », dit le photographe.
Le parcours s’ouvre sur la pêche, cette arche fondatrice de l’œuvre de Gaumy. À bord de chalutiers basques, de palangriers de l’Atlantique Nord, sur les plages de Long Island, ou en Normandie, le photographe a parcouru le globe pour capter des visages marqués, des gestes séculaires, une fatigue qui n’a pas besoin de mots. On y croise des silhouettes en ciré, les bottes plantées dans le sang de poissons, les mains abîmées, les regards perdus dans le roulis. L’odeur monte des images : sel, gasoil, viscères. « Les pêcheurs ont d’abord compris que je les respectais totalement, puis, que je m’intéressais profondément à eux. J’ai aussi été pêcheur avant d’être photographe. J’avais le sens de tout ça dès l’âge de 7 ou 8 ans. Les nœuds, les gestes, je les comprenais. Et les pêcheurs l’ont vu. Ils m’ont alors donné une canne. »

Entre les gestes en pleine action, des visages singuliers émergent. Tristesse, mélancolie, fatigue : autant d’expressions muettes qui traversent les traits. Certains se replient dans leur coin, comme pour ne pas contaminer les autres marins de leur chagrin discret à bord. « Si vous n’êtes pas dans l’osmose avec l’équipage depuis 15, 20, ou 30 jours, vous n’avez rien. Vous ne vous permettez pas de vous rapprocher d’un gars qui est complètement… qui n’est pas bien. Vraiment pas bien. Psychologiquement, l’équipage tombe. Ils savent qu’ils sont sur un bateau rouillé. Instinctivement, quand je l’ai vu reculer par rapport aux autres, j’ai senti que ce moment était important. J’ai fait 2-3 photos. Tout le monde était dans le silence. On ne se parlait pas. »

Un pan essentiel d’images est consacré à ses campagnes à bord du Rowanlea, chalutier espagnol, en 1998 et au remorqueur l’Abeille Flandre. Les tirages – souvent en noir et blanc dense, granuleux, presque charbonneux – témoignent d’un quotidien rude, presque irréel. Le huis clos y est omniprésent. Jean Gaumy ne photographie pas « la mer », il photographie ce qu’elle fait aux hommes, aux corps, à l’esprit. « C’est insupportable de ne pas faire de photos », explique t-il. « Insupportable de voir le temps qui file et qui n’est pas noté. Il faut savoir qu’on pense à la photo chaque jour, chaque heure. C’est animal, la photographie. Ce n’est pas qu’une volonté de laisser une trace. »


Entre fiction et documentaire
Jean Gaumy nous dévoile une autre facette de son œuvre : une passion profonde pour le cinéma et la peinture, qui nourrit et traverse son travail photographique : « C’est un moment comme dans le film Stromboli de Rossellini, les gars chantent et gueulent en même temps. Là, ce qui est très impressionnant, c’est qu’au moment où les tons se foncent l’un sur l’autre, ils sentent le danger, ils sont en panique. Eux [les pêcheurs], attendent simplement qu’ils soient tous détruits, ou du moins qu’ils se blessent ou qu’ils se fatiguent. »
En 1977, il réalise une série de photographies dans une usine de harengs fumés à Fécamp, en Seine-Maritime. Il documente le travail des ouvrières, qui, dans des conditions difficiles, préparent les harengs pour l’expédition. Ces images témoignent d’un monde en voie de disparition et marquent le début de son intérêt pour les univers clos et les métiers en mutation. « Tout ce travail, c’est une façon de fixer un monde en train de disparaître. »
Dix ans plus tard, en 1984, Gaumy retourne à Fécamp pour réaliser son premier film documentaire, La Boucane. Ce court-métrage de 35 minutes offre une immersion dans le quotidien de ces femmes, capturant leurs gestes répétitifs, leurs conversations et leur camaraderie au sein de l’usine. Le film met en lumière la dignité et la résilience de ces ouvrières, tout en soulignant la rudesse de leur environnement de travail. La Boucane a été saluée pour sa sensibilité et sa justesse, recevant notamment une nomination au César du meilleur court-métrage documentaire en 1986. « Elles se racontent leurs histoires, rient ensemble », se rappelle le photographe. « Dans le film, on le voit très bien. C’est ce que je capte pendant une ou deux semaines en film. En fait, elles jouent devant moi, et moi, je joue avec elles en même temps. » Ce travail illustre l’engagement de Jean Gaumy à documenter des réalités souvent invisibles, en donnant une voix et une visibilité à ceux qui vivent et travaillent dans l’ombre.

Puis, on quitte le pont des bateaux pour plonger dans les abysses des sous-marins nucléaires. « Ce sont des mondes clos, la mer, les sous-marins, les prisons, les hôpitaux. Ce qui m’intéresse, c’est d’entrer dans ces espaces où l’homme est contraint, tendu, et pourtant d’une force immense. » Là, le silence est total. Les images prises au sein de la force océanique stratégique française révèlent un autre type d’enfermement : celui de l’homme face à la technologie, aux décisions invisibles, au monde suspendu sous les eaux. « Toute cette technologie, c’était hallucinant, formidable. Moi, je dormais là avec l’équipage, sur les endroits où normalement les torpilles, sont alitées, Ils m’avaient demandé au début, si je voulais aller dans une cabine, comme sur les charretiers. Si j’avais été dans les cabines, je n’aurais pas été au courant de ce qu’il se passait dans le sous-marin, et je me serais senti constamment frustré, en train de me dire que je manquais quelque chose, un moment décisif. Je leur ai dit mettez-moi au milieu. Et ils m’ont dit, à l’âge que vous avez… j’avais 60 ans. J’ai riposté. Non, Papy ne va pas aller sur les bannettes avec les autres ! » Les cadrages y deviennent plus proches, plus intimes, les lumières plus rasantes, plus frappantes, capturées parfois à l’infrarouge. La mer est sourde.
Un monde à la dérive
L’exposition s’étend jusqu’aux confins gelés du globe. Gaumy a accompagné des missions scientifiques en Arctique, au Canada, documentant les territoires polaires avec la même exigence. On y voit des étendues blanches, où l’homme est une simple empreinte dans la glace. Certaines images frôlent l’abstraction, une autre phase de son travail : un bout d’iceberg, un sillage dans la brume, un rivage indistinct. La nature redevient souveraine. Le regard du photographe se fait plus contemplatif, plus ample. « Le froid était terrible », raconte Gaumy. « Avec les scientifiques, au Groenland, dans la nuit polaire. Ce n’était pas du folklore. C’était réel, intense. J’étais avec un couple sur le bateau. Et à cette époque, ils partaient avec leurs deux enfants. Je suis allé les rejoindre pendant la nuit polaire. Je suis resté avec eux pendant un mois, deux mois. »


Un autre volet plus inattendu nous amène à l’intérieur d’un aquarium à Coney Island, en 1987. Dans cette image d’un béluga captif, c’est encore la mer, mais une mer de béton, de verre, de reflets. Gaumy y creuse la question du regard – celui de l’animal, du spectateur, du photographe. La poésie du contraste entre l’immensité naturelle et la domesticité. Le fil rouge de l’exposition n’est pas purement narratif mais une ligne de force : celle du réel, brut, dur, mais sans jamais céder au misérabilisme. « Dans certaines situations, tu ne peux pas te permettre de rater. Tu le sens, ça te brûle au ventre. » Jean Gaumy ne cherche ni le spectaculaire ni le pittoresque. Dans certaines photographies, l’œil s’attarde sur un bout de coque, un pan de ciel vide – autant de détails qui, mis bout à bout, racontent le monde. « Il faut bien connaître son corps, la lumière, les limites. Un photographe, c’est un peu comme une orque qui apprend à chasser sans vouloir manger, c’est uniquement la virtuosité du geste. »
La scénographie met en valeur cette diversité d’approches : grands formats, tirages plus intimes, formats panoramiques, photographies jamais montrées jusqu’alors, extraits de documentaires. Certaines œuvres sont iconiques, d’autres plus confidentielles, issues d’années de travail solitaire. Depuis quelques années, Jean Gaumy réalise même certains clichés avec son iPhone, reflet de sa curiosité intacte pour tous les outils capables de capter le monde. Il y retrouve ce plaisir de transformer ses images, à la manière des films de Rossellini, Murnau ou Chris Marker, ou encore des peintures qui nourrissent profondément son imaginaire : « J’ai retrouvé le noir et blanc des années 30 avec mon iPhone » explique t-il. « Murnau. Ça m’a plu. J’ai appliqué cette technique dans plein de contextes comme les éoliennes face à la mer. C’est du cinéma muet qui revient dans l’image fixe. »

En miroir, la seconde exposition « La pêche au-delà du cliché », installée dans le même espace, à l’entrée, complète cette traversée. Elle rassemble près de 70 photographies historiques du 19e au 21e siècle : Anita Conti, Emmanuel Ortiz, Lucien Chauffard… Ces images documentent l’évolution des techniques, des regards, des enjeux sociaux dans le monde de la pêche. Elles montrent comment la photographie a nourri un imaginaire collectif de la mer et des marins – parfois réaliste, souvent fantasmé.
Mais c’est bien Gaumy qui tient la barre. Né en 1948, entré chez Magnum en 1977, il est l’un des rares photographes à conjuguer rigueur documentaire, souffle poétique et engagement physique. Il a photographié les prisons, les hôpitaux, les monastères, les frontières avec la mer. « On me dit parfois : “Tu es le photographe des mondes enfermés.” Peut-être. Mais je ne cherche pas à enfermer, je cherche à comprendre. À témoigner. » Mais la mer, chez lui, n’est pas un sujet : c’est une obsession, une passion. Un territoire de l’intime, qu’il a exploré toute sa vie comme on affronte une tempête.
Exposition « Jean Gaumy et la mer » Du 14 mai au 17 août 2025 au musée national de la Marine, Paris-Trocadéro