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Klavdij Sluban: « Je risque ma vie à chaque déclenchement » 

Le photographe franco-slovène est l’invité d’honneur de la foire parisienne PhotoDoc. Une partie de son œuvre sera exposée, dont son travail sur les adolescents dans les prisons du monde entier. Son dernier livre, In Vivo, en est le témoignage. 
Klavdij Sluban
Lettonie, 2002 © Klavdij Sluban

L’invité d’honneur du festival PhotoDoc (20-22 mai) est un photographe de l’exil, passé par la mer Noire, les Caraïbes, les Balkans, la Russie, la Chine, l’Amérique centrale, les îles Kerguelen… Habité par la nécessité de déclencher. 

Au commencement il y a le désir de faire, dès l’adolescence. Klavdij Sluban déclenche comme on prend une inspiration vitale. « Dans un monde de plus en plus virtuel, il faut avoir ce sentiment de toucher la vie. Je suis au cœur de la vie en permanence avec la photo. » 

Dans les années 1990, il commence à photographier les adolescents en prison. Henri Cartier-Bresson l’accompagne. Son dernier ouvrage, In Vivo (aux éditions IIKKI), retrace ces 30 ans de travail. Avec le livre, une composition musicale du clarinettiste Gareth Davis accompagne les photos des parloirs du Salvador ou des lits défaits des jeunes détenus de Fleury-Mérogis. Une rencontre artistique entre photographie et musique. Sonorités métalliques, pour noir et blanc profond. 

« Ce qui est important pour moi dans la photo, c’est la trace qu’elle laisse en moi »

La photographie documentaire de Sluban est de celle du temps long. Il évoque Mario Giacomelli. La quintessence. Le photographe et poète italien passera des années à observer les séminaristes de l’hospice de Senigallia. Sa ville natale, son tableau. Peu de photos en sortent. Chacune est essentielle. Les longues capes noires dansent sous la neige. Ces moines sont figés dans l’éternité.

Klavdij Sluban
Ukraine, 1998 © Klavdij Sluban

« Cézanne disait, “je risque ma vie à chaque coup de pinceau”. Je risque aussi ma vie à chaque déclenchement ». Klavdij Sluban fait l’économie des mots et des images. Chaque déclenchement est un souffle, une part de lui. L’image porte aussi la trace du photographe qui l’a faite. Une démarche intérieure. « Si l’on perd son disque dur ou des négatifs, il n’y a plus rien. Ce qui est important pour moi dans la photo, c’est la trace qu’elle laisse en moi. »

Toujours. Toujours garder une distance avec le sujet pour laisser la place à la mise en forme. « Je n’ai pas eu cette distance pendant la guerre en Yougoslavie, je n’avais pas envie de photographier les gens, mais de les ramasser », confie-t-il. Le lien est trop fort. L’œil photographique brouillé. « Les lieux que je photographie doivent être étrangers pour que je puisse vraiment me projeter dedans. » 

Le murmure des prisons

Son dernier livre propose une sélection des nombreuses photographies de murmures prises dans les prisons du monde. Les camps disciplinaires de l’ex-Yougoslavie, le quotidien carcéral en Ukraine, Géorgie, Moldavie, Russie… C’est auprès des adolescents qu’il trouve une énergie photographique unique. Les comparants à des pur-sang, « dans leur boxe 22h sur 24h. Et moi quand j’arrive avec mon appareil photo, je suis le jour de la course. Ils se défoulent. » 

Klavdij Sluban
© Klavdij Sluban

Sluban saisit toute la spontanéité de ces gamins qui vivent devant l’objectif, sans filtre. « C’est pour ça que la photo leur va si bien. » Lors de son travail dans la prison de Fleury-Mérogis, qui débute en 1995, il passe au moyen format 6×7. « À Fleury, c’est l’unique prison dans laquelle les jeunes laissaient leur lit comme un champ de bataille. » La matière devient palpable. Le détail n’est pas dans la démarche habituelle du photographe franco-slovène. Il devient ici approprié. Ces lits éclairés par la lumière de la lucarne, fascinante évocation d’un drapé des maîtres italiens. Ici, chaque pli est un mot, une souffrance, une trace de vie. « Je suis un rat, seul Dieu me jugera, allez tous vous faire mettre », est-il inscrit au-dessus d’un lit. Chaque inscription est un passage, chaque graffiti est un cri de rage gravé. Klavdij Sluban les appellent les « murs palimpsestes ». Ces lits sont pour lui « une série de portraits ». Et une mémoire du lieu car ce sont sûrement les dernières photos prises du Centre des jeunes détenus (CJD) de la prison de l’Essonne, avant d’être entièrement rénové. Montrer l’état de ces prisons est un acte politique.

Garder la bonne distance, sans voyeurisme. Dans les parloirs de la prison d’Izalco au Salvador, d’une table à l’autre, l’appareil capture le murmure, avec pudeur. Deux personnes se cachent le visage. « Ils protègent leur intimité dans la façon de se tenir », décrit Sluban. Le photographe est intrus. L’intimité semble si fragile, dans ces boxes seulement séparés de grillages. 

Klavdij Sluban
© Klavdij Sluban
Klavdij Sluban
© Klavdij Sluban

Un fils, le regard sombre, fixe l’objectif. Sa main tombe légèrement le long de la table. Elle est délicatement effleurée par les doigts de sa mère, aux rides souriantes. Le toucher est protecteur. Éternelle tendresse maternelle. La photo commence lorsqu’elle ouvre sur une série d’histoires.

« À travers la photographie ces jeunes se reconstituent une identité »

Même après 30 ans à côtoyer ce milieu, Klavdij Sluban « angoisse toujours autant d’aller en prison ». Le premier contact est déterminant. « C’est animal, on se jauge ». Le photographe apprivoise le non-dit. Avant de fusionner. Tout en gardant la distance. 

Par les ateliers de photo, il interroge le rapport à l’image de ces jeunes, leur apprend le regard. « La photographie est une manière de représenter le réel et de se représenter soi-même. À travers elle, ces jeunes se reconstituent aussi une identité. » 

Klavdij Sluban
Prison de Izalco, Salvador, 2008, Klavdij Sluban 48-35 © Klavdij Sluban

Le professeur est lui-même surpris par l’attirance des jeunes détenus vers l’acte photographique : « Pas une seule fois, pas un seul selfie n’est fait. Ils passent l’appareil à leur copain. C’est toujours le copain. Et ils donnent les directives. » L’éducation de l’œil, le cadrage. Ces ados comprennent que l’on capture la représentation de la réalité. « Ce sont des photos fortes, intenses, elles sont faites dans la nécessité. C’est ce qui manque dans les photos que l’on peut voir sur les réseaux sociaux. Il n’y a aucune nécessité à les avoir faites. Quand il n’y a pas nécessité, on est dans le mou, dans le tiède, dans le ramolli. »

Il l’a dit, son dernier ouvrage photo sera entièrement dédié aux clichés pris par ces adolescents. Trente ans d’archives où la photo a gommé, un instant, la vie entre les barreaux, qu’il conserve comme un trésor. 

PhotoDoc, du 20 au 22 mai, Halle des Blancs Manteaux. 48 rue Vieille du Temple, 75004 Paris. In Vivo, Edition IIKKI, 84 pages + vinyle, 70€. Des coffrets-sculpture en métal conçus et réalisés manuellement par Klavdij Sluban sont disponibles en édition limitée.

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