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La photographie de guerre, entre témoignage et création

À Lausanne, en Suisse, le musée Photo Élysée s’intéresse aux diverses façons de montrer et de raconter la guerre, particulièrement celle qui déchire l’Ukraine.

« En raison de l’extrême sensibilité du sujet, il est aujourd’hui difficile de réunir toutes les parties dans une salle d’exposition. Les travaux présentés ici ne représentent pas tous les points de vue. » Affichées à l’entrée de l’exposition « #Ukraine, Images de Guerre », ces deux phrases répondent de manière anticipée à de probables accusations de partialité. 

En réalité, ce n’est peut-être pas qu’une question de superficie. Même en multipliant le nombre de salles d’expositions, il eût été impossible de représenter la situation en Ukraine, parce qu’elle est complexe mais surtout parce qu’elle se réécrit chaque jour. 

Arrivée il y a quelques mois à la direction de Photo Élysée, Nathalie Herschdorfer a rapidement manifesté son envie d’accompagner l’actualité tout en mesurant la difficulté – donc l’intérêt – de l’exercice. Lors d’une table ronde organisée en marge de cette exposition, elle rappelait que le musée Photo Élysée ne doit pas approcher l’actualité comme le ferait une agence de presse.

Et très justement, l’exposition choisit de montrer comment la photographie de presse ou de guerre est amenée à se redéfinir face à de nouvelles démarches photographiques et à de nouveaux modes narratifs.

Kinder Limo from To Know Us Better © Anton Shebetko
Kinder Limo from To Know Us Better © Anton Shebetko

Des artistes rattrapés par l’actualité

On découvre ainsi le travail de l’ukrainien Igor Chekachkov, entamé il y a plus de dix ans et qui se concentre sur les interactions entre personnes qui partagent un même espace et sur la façon dont leur quotidien s’organise. Contraint de quitter son logement puis sa ville de  Kharkiv, son intérêt s’est naturellement tourné vers une autre sociologie, celle que les exilés inventent dans leurs foyers d’accueil et leurs logements de fortune. 

Dans la cité médiévale de Lviv, un groupe de volontaires s’est constitué pour protéger le patrimoine historique de la ville, pour que soient épargnés ces objets qui portent une partie de la culture et de l’identité ukrainiennes. Vues par la photographe Elena Subach, ces opérations de sauvetage, d’emballage et de mise à l’abri de ces statues et de ces icônes rappellent, dans leur gestuelle délicate et dérisoire, la prise en charge de blessés ou de victimes des bombardements. 

Toujours à Lviv, Rafal Milach a photographié des espaces souterrains, sous-sols d’immeubles administratifs ou parkings, transformés en abris anti-bombes. Dans ses images comme dans celles de Subach ou Chekachkov, il n’y a ni armes automatiques, ni corps déchiquetés, ni maisons en feu. Pourtant, la violence de la guerre nous saute aux yeux. 

De la série Bomb Shelters 2022 © Rafał Milach
Ukraine, Lviv 13.03.2022 Abri anti-bombe dans la piscine souterraine de l’hôpital régional spécialisé pour enfants de Lviv. En raison de la menace constante des Russes, les patients et le personnel sont obligés de se cacher plusieurs fois par jour et par nuit. De la série Bomb Shelters 2022 © Rafał Milach avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Jednostka

Une approche artistique du documentaire

Le français Emeric Lhuisset étudie les retranscriptions artistiques de sujets géopolitiques, il se définit comme plasticien. Il participe à cette exposition à travers une série de portraits de civils ukrainiens. Les sujets sont photographiés de dos et, en regard de chaque image, on lit la réponse de chaque personne à deux questions relatives à la guerre : que pensez-vous qu’il va se passer ? Que souhaitez-vous qu’il se passe ? 

Autre participant à cette exposition collective, Eric Bouvet est un photographe qui, de Grozny à Benghazi et de Maidan à Kaboul, se rend depuis 40 ans sur les lignes de front. Épuisé par ce qu’il voit en Ukraine, il produit une série de “sonoramas,” soit des petits films bricolés au jour le jour sur la base d’images prises quelques heures plus tôt et sur lesquelles il pose des commentaires qui racontent son vécu, ses émotions, ses colères. 

Ukraine © Luthy
Ukraine © Luthy
Ukraine © Luthy
Ukraine © Luthy

Ce faisant, il rejette le principe d’un photojournalisme qui, pour rester impartial, a longtemps dû montrer sans jamais commenter. « Eric Bouvet est parti en Ukraine sans être mandaté par un journal, il a dû engager son propre argent, ce qui interpelle quant aux difficultés qu’il y a à exercer ce métier. Il  nous fait entendre sa propre voix et c’est très significatif de la part d’un photographe. Et puis il parle à la première personne alors que, dans sa forme traditionnelle, son métier consiste à essayer de résumer la complexité d’une guerre en une seule image », souligne Nathalie Herschdorfer.

La presse se remet en question

Cette approche traditionnelle du photojournalisme a toujours un rôle à jouer grâce,  notamment, à son langage éprouvé et immédiatement compréhensible : sur une même paroi sont affichées une vingtaine de Unes montrant une presse quotidienne encore attachée aux représentations classiques de la guerre, entre explosions, pont en flammes et portrait de combattant. Ici, pas de temps pour la métaphore. 

On remarque d’autant mieux ce portrait de l’épouse du président ukrainien que le quotidien suisse Le Temps a choisi en juin dernier pour sa Une. Autour d’elle, un drapé de rideaux blancs et un empilement de sacs de sable tout aussi blancs la transforment en héroïne de tragédie grecque, recluse dans son palais de marbre.

Autre exemple de mise en scène, le magazine américain Vogue a délégué Annie Leibovitz auprès du couple présidentiel ukrainien pour une série de portraits très inspirés par les codes de la mode et du luxe. 

Pour la directrice de Photo Élysée, « ces images coexistent et s’entrechoquent, nous les recevons de manière éparse. A chaque fois qu’on ouvre notre téléphone, on ne sait jamais à quoi nous attendre .” 

Cette exposition décrit toutes ces contradictions nées d’une situation et d’une époque chaotiques. La relative exiguïté de la salle ne nous laisse pas le temps de répondre à chaque questionnement, elle accentue le sentiment d’un mélange entre les différentes propositions et les différentes grammaires. L’information et le spectacle, la réserve et l’émotion, l’instantané et le temps long s’y mêlent dans une confusion qui inquiète autant qu’elle ouvre des perspectives. 

From the series Chairs, 2022 © Elena Subach
From the series Chairs, 2022 © Elena Subach

« #Ukraine, Images de Guerre ». Photo Elysée (Lausanne, Suisse). Jusqu’au 29 janvier 2023.

De la série Bomb Shelters_2022 © Rafał Milach
Ukraine, Lviv 08.04.2022 Le parking d’un immeuble résidentiel s’est transformé en un abri anti-bombe temporaire. En raison des alarmes des frappes aériennes et des bombardements accidentels, les habitants de Lviv ont été contraints de se cacher dans des abris improvisés situés dans des institutions publiques et des immeubles résidentiels. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février, la ville est devenue une plaque tournante pour les migrants fuyant la guerre. De la série Bomb Shelters_2022 © Rafał Milach avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Jednostka

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