Blind Magazine : photography at first sight
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Poésie urbaine du capitalisme

Avec « Image Cities », Anastasia Samoylova amorce une réflexion sur la ville, le réalisme des images et plus largement sur notre vie contemporaine. Un travail exposé pour la première fois en France à Paris Photo.

Vous pouvez choisir de ne pas lire un texte, mais une fois que vous avez vu une image, elle est dans votre mémoire pour toujours, que vous le vouliez ou non. Et même si vous pensez l’avoir oubliée, elle peut se transformer en quelque chose d’autre. En désirs, en aspirations, en compréhension du monde…C’est en tout cas ce qu’estime la photographe Anastasia Samoylova. Par la photographie, elle remet en question l’influence des images dans l’espace public et, par extension, le consumérisme dans lequel nous vivons. 

Originaire de Russie, la photographe avait pour projet d’y étudier la politique. Très vite, ses espoirs de démocratie se voient dissipés par l’autoritarisme ambiant de son pays. Après des études de design environnemental et d’architecture, elle s’envole vers les États-Unis pour son Master of Fine Arts. À la croisée de la photographie d’architecture et du documentaire, elle s’inspire des travaux de Walker Evans, Berenice Abbott, ou Luigi Ghirri, où les images capturent des observations plutôt que des moments d’action. Son travail photographique interroge l’espace qui nous entoure, nos lieux de vie, de construction ou de déplacements.

Pour la première fois, Anastasia Samoylova expose son travail en France, à Paris Photo. La Dot Fiftyone Gallery y expose une sélection de photos issues de son projet « Image Cities », également publié en livre. À travers une exploration de 17 villes parmi les plus influentes au monde, dont New York, Paris, Londres, Zurich, Tokyo et Milan, elle donne à voir la domination accrue des entreprises sur le monde. Ses compositions font dialoguer monde fictionnel et réalité, en poétisant les images publiques qui saturent les surfaces de ces métropoles.

Pour Blind, l’artiste nous parle de son projet Image Cities, de l’uniformisation des villes modernes et de la relation entre ville et créativité en tant que femme photographe de rue. 

Facade and Printed Cover, Zurich, 2021 © Anastasia Samoylova
Façade et couverture imprimée, Zurich, 2021 © Anastasia Samoylova
Fighter Planes Reflection, London, 2022 © Anastasia Samoylova
Reflets d’avions de chasse, London, 2022 © Anastasia Samoylova

Racontez-moi l’histoire d’Image Cities. Quand avez-vous commencé cette série ? Qu’est-ce qui l’a déclenchée ? 

Je travaille sur ce projet depuis un an et demi, voire deux ans. Le projet a été inspiré par un film français que j’adore, Playtime de Jacques Tati. Dans le film, il y a une scène dans un office de tourisme, avec des affiches de villes extraordinaires du monde entier. Les années 1960 constituent le boom massif de cette architecture minimale très réduite, des bâtiments de verre et d’acier que nous connaissons aujourd’hui. 

Comme tous les chefs-d’œuvre de l’art, ce film prédit vraiment notre expérience contemporaine d’un monde globalisé. Nous avons des marques massives et mondiales, qui dominent le style à la fois dans la mode, l’architecture, le design des téléphones…Dans toutes les grandes villes, on voit les mêmes publicités qui occupent parfois toute la façade du bâtiment. Lorsque je voyageais pour ce projet, il m’arrivait même d’oublier dans quelle ville je me trouvais. Elles commencent à se fondre dans la masse. 

Au total vous avez photographié 17 villes parmi les plus influentes au monde, dont New York, Paris, Tokyo et Milan. Dans ces villes très urbanisées, le paysage urbain est en constante évolution. Pensez-vous que vos photos auront une place en tant que mémoire de ce qu’était la ville à un moment donné ? 

Absolument. Et c’est ce qu’il y a de mieux dans la photographie, n’est-ce pas ? Ce n’est jamais que de l’art, c’est toujours un enregistrement du moment. Par ailleurs, j’aime que des personnes d’horizons très différents regardent mon travail et en donnent une interprétation tout à fait personnelle. Un architecte en tirera autre chose qu’un créateur de mode ou qu’un directeur de la publicité. Il y a de nombreuses facettes à ce travail.

Beauty Salon, Milan, 2022 © Anastasia Samoylova
Beauty Salon, Milan, 2022 © Anastasia Samoylova

Le motif de la femme en ville est assez récurrent tout au long de la série. C’est un sujet qui vous tient à coeur en tant que femme photographe ?

Les femmes seules sont un concept très intéressant, et surtout très récent. C’est un fil conducteur dans tout mon travail. En ce sens, je m’inspire de la littérature. Il existe un excellent livre intitulé Feminist City, écrit par Leslie Kern, qui explique qu’historiquement, les villes ont été conçues par les hommes et pour les hommes, et que les femmes étaient essentiellement confinées du côté de leur complexe d’appartements, ou des centres commerciaux. Il n’y avait guère d’autres espaces pour les femmes. Même aujourd’hui, il existe encore des considérations très spécifiques pour les femmes. Rebecca Solnit, l’une de mes écrivaines préférées, a posé la question : « Que feriez-vous s’il n’y avait plus d’hommes dans le monde pendant une journée ? ». Et j’ai immédiatement pensé, « Oh mon Dieu, je peux enfin faire de la photographie de nuit et ne m’inquiéter de rien ». Il y a donc ces considérations. Peut-être qu’avec la photo j’essaie de réclamer notre espace en tant que femmes dans le paysage urbain

Dans ce sens, j’aime beaucoup le mot français « flâneur ». Pendant longtemps, il n’y a pas eu d’équivalent en anglais, en tout cas, pour les femmes. La « flâneuse » est donc une idée très nouvelle. Auparavant, quand une femme flanait dans les rues, elle était considérée comme une fille de joie. S’il est admirable de s’inspirer des paysages urbains et de les canaliser dans son travail créatif, il faut reconnaître que ce loisir était autrefois réservé à la bourgeoisie. Je veux sortir de ce cadre et montrer l’expérience contemporaine de la vie des métropoles, et en particulier des villes-images.

Reflection in Fashion Advertisement, Tokyo, 2022 © Anastasia Samoylova
Reflet dans une publicité de mode, Tokyo, 2022 © Anastasia Samoylova
Female Lead, Times Square, 2022 © Anastasia Samoylova
Femme principale, Times Square, 2022 © Anastasia Samoylova

La composition de vos photos est très travaillée, jouant avec des doubles expositions et des superpositions qui rappellent le collage. Quelle technique utilisez-vous ?

J’utilise un appareil photo très inhabituel, même pour un documentaire. Il s’agit d’un téléobjectif moyen format avec un très long objectif, environ 110. Cela me permet de vraiment aplanir l’espace. Je n’ai pas de trépied, je photographie beaucoup et à la main. Ce sont toutes des photos prises sur le vif. Aucune d’entre elles n’est un collage : c’est un art de la sélection. En ce sens, c’est aussi proche d’Henri Cartier Bresson et du « moment décisif ». 

C’est d’abord la composition qui compte, je trouve la géométrie de l’image, comme les lignes architecturales d’un décor de théâtre. Ensuite j’attends que des gens passent dans le paysage urbain. La plupart du temps, ils savent que je les photographie et ils me donnent leurs coordonnées. Il y a donc un échange, une connexion.

Selon vous, ces images urbaines omniprésentes modifient ce que nous sommes ou comment nous agissons.  

Absolument. Je pense que la culture visuelle est inséparable du reste. Pour moi, la photographie et l’art en général n’en sont qu’une extension. La communication visuelle est donc un processus de pensée qui est visualisé. Ce que j’aime dans la photographie, en particulier le documentaire, c’est qu’elle vous permet de vous faire votre propre idée, tout en vous incitant à poser des questions. C’est l’objectif de mon travail. 

Il y a donc un fond politique derrière ce projet photographique ? 

Tout à fait. La photographie n’a jamais été innocente. La photographie vend souvent quelque chose. Dans « Image Cities », on voit beaucoup de gens sur leur téléphone. Ce que l’on voit à l’extérieur se reflète donc aussi sur notre écran. Nous sommes constamment inondés d’images. Il y a ce contraste entre une personne normale et toutes ces figures idéalisées qui l’entourent. 

Et puis, quand on commence à faire attention, on a l’impression – je n’ai pas de statistiques à ce sujet – que la plupart des publicités ciblent les femmes. Et pas seulement la mode ou les cosmétiques, une grande partie de la publicité pour le style de vie, la maison, l’immobilier, et même les voitures, s’adresse désormais aux femmes. Les femmes prennent de nombreuses décisions économiques, même si elles ne gagnent pas autant d’argent que les hommes.

C’est pourquoi j’ai tant de photos de reflets. Vous vous retrouvez souvent dans le reflet de tous ces corps parfaits, et pour la plupart, il s’agit encore de normes de beauté très hétéronormatives, très traditionnelles et dépassées. 

Eye on Digital Screen, New York, 2021 © Anastasia Samoylova
Oeil sur écran digital, New York, 2021 © Anastasia Samoylova
Lingerie Advertisment, Paris, 2021 © Anastasia Samoylova
Publicité de lingerie, Paris, 2021 © Anastasia Samoylova

Comment pensez-vous que nous puissions nous prémunir de cet impact des images ?

C’est une question importante parce que la littératie visuelle, je pense, doit être enseignée maintenant, dès le plus jeune âge. J’ai un fils de 13 ans et la quantité d’images qu’il regarde est impressionnante. Nous savons maintenant que c’est un problème majeur pour la santé mentale des jeunes, en particulier des jeunes filles. Parfois, ces images sont démenties, mais il existe toujours cette vision dominante qui consiste à les prendre pour argent comptant. 

Les gens continuent donc à croire au réalisme de ces images, même si nous savons qu’il s’agit d’une réalité déformée. Nous devons être très critiques et attentifs à la photographie. Ce que j’essaie de faire, c’est de renverser cette image idéalisée et de montrer l’échelle gigantesque de ces images, afin que nous soyons parfois conscients de l’origine de ces idées, des normes de beauté, de la façon dont nous devrions vivre, de ce que nous devrions vouloir et du type de style de vie que nous devrions avoir.

Advertisment on Opera House, Paris, 2021 © Anastasia Samoylova
Publicité sur l’Opéra Garnier, Paris, 2021 © Anastasia Samoylova

26e Paris Photo, Grand Palais Éphémère, Place Joffre, Paris 7e, du 9 au 12 novembre 2023. « Image Cities » est visible sur le site internet d’Anastasia Samoylova.