
Transanatolia. Avec ses lettres étirées sur toute la largeur de la couverture, le titre du livre de Mathias Depardon révèle immédiatement son sujet : l’expansionnisme. Au-dessous des lignes effilées du texte figure une carte, rouge comme une plaie ouverte, de l’Empire Ottoman à son apogée, en 1683. A l’époque, il s’étendait sur trois millions de kilomètres carrés, contre 770 000 pour la Turquie aujourd’hui.

Dans ses discours comme dans ses actions géopolitiques, le président turc Recep Tayyip Erdogan ne cache rien depuis 2012 de son désir de renouer avec la grande Turquie – cette ambition d’unir tous les peuples d’origine turque resurgi à la fin du XIXe siècle à la faveur des leaders Jeunes-Turcs. « Cette mythologie des origines continue de fasciner et de souder. C’est la frontière imaginaire de la Turquie », écrit le journaliste Guillaume Perrier en introduction du livre.
Parcourir les lieux et l’histoire
Bien que Depardon travaille souvent pour la presse, le parti-pris de l’ouvrage n’est pas journalistique. Il invite au contraire à une balade à travers ce territoire diffus et une rencontre de ses habitants. A travers les siècles aussi, depuis des quartiers si modernes qu’ils ressemblent à des esquisses d’architectes jusqu’aux vestiges d’Hasankeyf, datant de douze mille ans, et son pont du XIIe siècle. Ces derniers sont dorénavant immergés sous les eaux suite à la construction d’un barrage sur l’Euphrate, permettant à la Turquie d’asseoir indirectement son contrôle sur les pays voisins qui dépendent du fleuve. « Ça rappelle le rapport complexe de la Turquie avec l’histoire et montre en parallèle son nouveau visage », commente Mathias Depardon.


Volontairement, aucune légende ne vient interrompre ce voyage visuel. On passe de chaînes de montagnes rocailleuses à la mer dans les tonalités pastel qui définissent ce vaste territoire. On rencontre des physionomies variées, souvent pensives, comme tournées vers un avenir incertain. « L’idée était de faire en sorte que le lecteur puisse naviguer au sein du livre sans savoir où il était avant d’atteindre les annexes contextuelles en fin d’ouvrage. Il s’agit de le plonger dans ce mythe des frontières élargies pour qu’il perçoive la complexité de la conception identitaire de la Turquie », explique Depardon.
Les frontières imaginaires
Les symboles remplacent les mots. Au-delà d’évoquer le pétrole qui lie la Turquie et l’Azerbaïdjan, une flaque d’huile reprend les dessins d’une carte, ceux d’un empire qui s’étale sur plusieurs mers et continents. « Pour lui [Erdogan], une expansion est nécessaire, sous la forme, non pas de la construction d’un empire, mais d’une domination turque », remarque l’historien et politologue Hamit Bozarslan dans un entretien en fin d’ouvrage.

La première image du livre, d’une jeune archer en tenue d’époque pointant sa flèche avec concentration, amène avec elle la période ottomane tout en faisant flotter une atmosphère de conquête. Elle pose le contexte et le langage du livre. Les tranchées, routes et cours d’eau qui tracent des lignes de démarcation dans les paysages sont autant de représentation de la frontière. Elles concluent la séquence d’images, comme pour définir la direction de la flèche initiale, dirigée au-delà des limites territoriales.

Malgré la politique défensive (et parfois offensive) ambiante associée à ce désir de revanche sur le passé, les conflits ne sont jamais montrés de façon frontale dans les images de Mathias Depardon. Dans le Haut-Karabakh, deux chars interrompent à peine le défilé verdoyant des montagnes ; ailleurs, un groupe de cadets discutent joyeusement. « Cette distance permet d’amener des nuances », explique-t-il. Les tensions géopolitiques, la diversité ethnique, les grands projets de transformation, le théâtre qui se joue derrière le rideau du pouvoir, tout y est. Subtilement. Symboliquement. Les riches textes en début et fin d’ouvrage se chargent du reste.

Par Laurence Cornet
Laurence Cornet est directrice éditoriale de l’association Dysturb, journaliste spécialisée en photographie, et commissaire d’expositions indépendante, à Paris.
Mathias Depardon, Transanatolia
Textes de Mathias Depardon, Guillaume Perrier et Hamit Bozarslan
Éditions André Frère
208 pages
45 euros
https://www.andrefrereditions.com/livres/a-paraitre/transanatolia