Avant de réfléchir ou de parler, nous voyons, et très souvent, ce sont les images qui nous permettent d’apprendre les mots. Illustrés, nos premiers livres nous dévoilent comment traduire et verbaliser le monde visuel, tout en nous enseignant que les images ont un langage bien à elles.

Il est dit « qu’une image vaut mille mots ». L’idée suggère qu’une seule d’entre elles peut contenir quantité d’information et d’idées, représenter à elle seule une expérience singulière, déclencher une réaction viscérale. Dans un monde rempli d’images en tous genres, le langage visuel est l’outil parfait pour aider les êtres humains à trouver leur chemin dans la vie d’aujourd’hui. Il n’est cependant pas exploité à son plein potentiel.
Convaincu de ce principe, John Szarkowski, alors directeur de la Photographie au MoMA, écrit en 1973 l’ouvrage fondateur Looking at Photographs: 100 Pictures from the Collection of the Museum of Modern Art. Tout à fait accessible, cette histoire de la photographie est destinée à qui souhaite apprendre à lire les images.

Presque cinquante ans plus tard, le monde est inondé d’un déluge visuel, accentué par l’explosion du numérique, omnipotent. Notre vie en est submergée. Pourtant, personne ou presque ne se préoccupe de la littératie visuelle et dans ce contexte, le nouvel opus de Stephen Frailey, Looking at Photography (Damiani), apporte une contribution essentielle.
Le langage de la photographie
Au fil d’une centaine de clichés pris après 1980, le recueil pose un regard passionnant sur la photographie contemporaine et nous livre les travaux d’artistes qui ont repoussé les limites de tous les styles. De Susan Meiselas, Jimmy DeSana et Peter Hujar à Dawoud Bey, en passant par Carrie Mae Weems ou encore Martin Parr, Stephen Frailey a créé une formidable compilation d’œuvres, accompagnées d’un texte à la fois subtil et clair.

Yancey Richardson Gallery, New York and Stevenson, Cape Town.
« Alors qu’elle est dotée d’une substance physique modeste, une photographie peut vous couper le souffle », écrit-il, pour présenter le travail de Daido Moriyama, iconoclaste japonais.
« Pour Moriyama », poursuit-il, « la photographie revêt le caractère d’un acte menaçant et sauvage : le photographe est un charognard, qui hante le caché, le criminel et le nocturne, menant son enquête comme une autopsie. On a l’impression que les photos ont été arrachées à l’obscurité, enveloppées de grain et d’ombre, encombrées d’angles coupants et d’un brouillard de parasites visuels. Elles grouillent, calcinées, tout à la fois cadrées et mises en cage. »

Le style puissant de l’auteur décrit les images tout en suscitant une réaction physique, en parfaite illustration de la règle d’or de l’écrit : « montre, ne te contente pas de dire ». Sa capacité à synthétiser contenu et contexte, ajoutée à sa prose époustouflante et finement ciselée, génère une rencontre unique avec chacune des œuvres d’art.
Image après image, l’histoire se réécrit
L’ouvrage Looking at Photography éclaire non seulement la progression de la photographie elle-même mais également celle de sa culture : l’univers artistique commence enfin à rectifier les travers qu’il a longtemps favorisés.

Observant le travail de la photographe sud-africaine Zanele Muholi, l’auteur fait ainsi remarquer que « la photographie a toujours été un vecteur efficace de la discrimination et du colonialisme. On comprend de plus en plus que la représentation n’a pas été démocratique, que l’exclusion de cette représentation, en vertu de critères ethniques, sexuels ou économiques, maintenait l’hégémonie des plus privilégiés ».
La sélection composée par Stephen Frailey atteste alors du pouvoir des photographes pour changer notre façon de voir et de réfléchir au monde. L’histoire peut se réécrire pour refléter une vérité plus profonde. En référence au travail de Zanele Muholi et beaucoup d’autres, l’auteur nous livre ses pensées : « Il est important de noter que la pratique photographique de ce premier quart de siècle correspond majoritairement à un correctif de cette histoire visuelle, et qu’elle en transfère l’interprétation, la confiant aux mains de ceux qui sont représentés. »

Par Miss Rosen
Miss Rosen est journaliste spécialisée en art, photographie et culture, et vit à New York. Ses écrits ont été publiés dans des livres, des magazines et des sites web, dont Time, Vogue, Artsy, Aperture, Dazed et Vice, entre autres.

Looking at Photography, de Stephen Frailey
Chez Damiani
€40,00
Livre disponible ici.