« La mer est désormais un poison », peut-on lire dans les pages de Littoral Marseille. Impossible de s’y baigner sans faire l’épreuve, dans sa chair, de la pollution qui brûle ou qui démange, qui tue à petit feu. Ainsi apprend-on que pour pratiquer la natation de manière régulière à Marseille, il faut se faire coopter par le club privé et très exclusif qui abrite la seule piscine olympique de la ville. Ou se rabattre sur les piscines municipales. Une anecdote triste pour faire le deuil du littoral marseillais, un littoral qui disparaît.

Qu’est-ce qu’un littoral ? C’est un lieu vivant, de rencontre, le lieu où nous apprivoisons la mer. Pêcher, habiter, contempler, nager, bronzer, braconner : ces activités de bord de mer, intemporelles ou modernes, définissent les villes côtières et les coutumes de leurs habitants. Même pour Marseille, dont on a souvent dit qu’elle était « une ville de terroir », tournée vers ses collines, la mer a longtemps été un jardin fertile. Avant que l’industrialisation d’abord et la balnéarisation ensuite ne viennent confisquer la mer.

Pour nous parler de ces pratiques perdues ou entravées, l’anthropologue marseillais Michel Peraldi signe un texte engagé et personnel. Le spécialiste des circulations migratoires autour du bassin méditerranéen et des économies criminelles et informelles déroule pour nous l’histoire du port de Marseille, de ses métamorphoses successives, de ses commerces licites ou illicites. Dresser aussi le tableau des usages qui disparaissent depuis le XIXème siècle, sacrifiés à une exploitation privée et excluante du bord de mer.

Élise Llinarès l’accompagne dans cette ballade triste et nostalgique le long du littoral. La photographe parisienne qui fait partie du studio Hans Lucas a, en 1990, documenté à Berlin les conséquences de la chute du mur et de la réunification : elle en a gardé un intérêt profond pour « l’histoire en train de se faire ». A travers son regard, les paysages et les portraits deviennent des documents historiques, témoins des grands bouleversements que connaît la ville phocéenne, de la privatisation croissante, des enclaves qui pullulent au long du littoral et interdisent l’accès à la mer.

Créées en 2019, les éditions d’une rive à l’autre ont pour ambition de faire dialoguer entre elles la photographie et les sciences sociales, pour faire se rencontrer un regard et une pensée. Et c’est chose réussie pour cet ouvrage : la mélancolie et le vide qui se dégagent des photographies d’Élise Llinares répondent à la rage que fait entendre le texte de Michel Peraldi. Un ouvrage à la fois personnel et politique, poétique et militant, qui plaide pour l’écologie et nous interroge sur la manière dont nous choisissons de construire nos villes : inclusives ou excluantes, privées ou publiques.
Par Joy Majdalani
Joy Majdalani est une rédactrice et créatrice de contenu libanaise basée à Paris. Elle écrit sur la technologie, l’art, la culture et les questions sociales.
Elise Llinares & Michel Peraldi, Littoral Marseille
35€
Livre disponible ici.

