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L’autre regard d’Erwin Blumenfeld

Le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme à Paris consacre une exposition enrichissante sur ce photographe aux multiples vies, retraçant sa période la plus prolifique à travers le prisme de deux reportages inédits, de sa vision de l’art et de son existence éprouvée pendant l’Occupation.

Beaucoup connaissent Erwin Blumenfeld (1897-1969) comme le photographe de mode pour Vogue et Harper’s Bazaar le mieux payé au mitan du 20e siècle. Le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme (MahJ) à Paris prend le contre-pied via ces « tribulations de 1930 à 1950 ». Dans les espaces de cet hôtel particulier de Saint-Aignan, au cœur du Marais, près de deux cents photographies mettent en lumière et en contexte les chemins chaotiques par lesquels cet autodidacte a dû passer avant de devenir cette figure influente de la photographie des années de guerre et d’après-guerre.

L’exposition s’accompagne d’ailleurs en parallèle de la sortie d’un Photo Poche et de la réédition de son autobiographie, Jadis et Daguerre, mentionnée ici en fil rouge. Un ensemble qui intensifie la trajectoire de ce révolutionnaire, intimement liée aux changements sociopolitiques, à ses expérimentations des arts visuels, à ses prémonitions sur le nazisme et aux conséquences de l’émigration. 

Bijoux Boucheron pour Vogue, Paris, 1939, Paris. © collection L. Teboul
Bijoux Boucheron pour Vogue, Paris, 1939, Paris. © collection L. Teboul

De Berlin à Amsterdam et Paris : ode à la femme

C’est à un parcours en dents de scie que nous convie le MahJ pour cerner les « tribulations » de ce Juif berlinois, fils d’une famille bourgeoise allemande assimilée. Dès l’âge de 16 ans, Erwin Blumenfeld doit abandonner l’école après la mort de son père pour subvenir aux besoins du foyer. Puis il vit les affres de la Première Guerre mondiale où il perd son frère sur le front. Il quitte ensuite l’Allemagne pour les Pays-Bas afin de rejoindre sa future épouse Lena Citroen, sœur de son ami d’enfance Paul Citroen. Cet autodidacte, amoureux de littérature et de peinture, passera ainsi « sa vie à combler sa culture », comme le souligne Nadia Blumenfeld-Charbit, petite-fille du photographe, en charge de ses archives et co-commissaire de l’exposition. 

Sa vocation se détermine à l’aube des années 1930, à la découverte d’une chambre noire et d’un soufflet dans l’arrière-boutique de son commerce de maroquinerie à Amsterdam. « Pendant cette période, il tente de devenir ce qu’il a toujours voulu être, artiste-peintre, et commence à photographier les clientes dans sa boutique. » explique-t-elle. « Sa passion se dessine peu à peu entre prise de vue, travail dans son laboratoire et manipulations chimiques et photographiques. » Mais dès 1933, ses marchandises s’amenuisent jusqu’à la faillite.

Saintes-Maries-de-la-Mer, 1928. © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
Saintes-Maries-de-la-Mer, 1928. © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022

L’exposition offre un premier virage inattendu sur un reportage inédit, centré sur une famille gitane aux Saintes-Maries-de-la-Mer (1928-1930). Un pèlerinage de Tsiganes, ces « voyageurs » qui ont été également déportés pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette série, présentée dans des tirages orignaux en noir et blanc, montre déjà son attirance pour « les découpes avec des effets de montage .” 

Mais c’est Paris, où il s’installe en 1936, que tout commence, laissant place à ses premiers portraits et à ses sculptures inspirées d’Aristide Maillol. Sa carrière décolle deux ans plus tard, quand il rencontre le photographe Cecil Beaton qui le présente à Michel de Brunhoff, alors rédacteur en chef de Vogue. Ses photographies de mode et de publicité font très vite éclore son obsession : la femme et le corps féminin.

Des explorations formelles où il manipule divers accessoires (miroirs, verre dépoli, jeux d’optiques, effets d’ombre et de lumière) et effectue ses propres tirages, jouant avec la solarisation, le masquage, la réticulation et la surimpression. Nourri par les dadaïstes, les surréalistes et l’avant-garde artistique, Erwin Blumenfeld réinvente ainsi déjà la mode via des clichés et ses variantes qui subliment ses modèles. À l’exemple de sa série dans les hauteurs de la tour Eiffel, qui le sort de son studio.

Sans titre (Margarethe von Sievers), Paris, vers 1937. © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
Sans titre (Margarethe von Sievers), Paris, vers 1937. © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
Sans titre (Lisa Fonssagrives) pour Vogue, Paris, 1939. © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
Sans titre (Lisa Fonssagrives) pour Vogue, Paris, 1939. © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022

Prémonitions de la guerre

L’exposition se concentre ensuite sur ses caricatures et ses photomontages prémonitoires sur le nazisme. Dès l’accession d’Hitler au pouvoir, en 1933, il réalise des portraits en surimpression avec un crâne. « C’est exceptionnel dans son travail », appuie Nicolas Feuillie, co-commissaire de l’exposition « Il fait preuve d’un engagement politique alors qu’il ne l’était pas jusqu’ici. Sa réaction est épidermique. En comparaison, la vision du photographe John Heartfield est plus politique, montrant le Führer comme instrument de la finance. Blumenfeld le voit, lui, très vite comme l’incarnation de la mort, le superposant avec un crâne et des larmes de sang. » 

Son autoportrait fait à Amsterdam la même année, qu’il envoie à son galeriste avec la mention « ’Chaleureuses salutations du camp de concentration de la pensée’, est tout aussi terrifiant par sa prémonition. « Carl van Lier, d’origine juive, sera déporté et exterminé pendant la Seconde Guerre mondiale », conclut tristement Nadia Blumenfeld-Charbit. Une salle est ensuite dédiée à sa série autour du « Minotaure » qui prendra comme nom « Le Dictateur » après la guerre, évoquant Hitler avec une tête de veau montée sur un buste antique vêtu d’une toge.

Hitler, Grauenfresse (Hitler, gueule de l’horreur), Pays-Bas, 1938. © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
Hitler, Grauenfresse (Hitler, gueule de l’horreur), Pays-Bas, 1938. © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
Le Minotaure ou Le Dictateur, Paris, 1937. © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
Le Minotaure ou Le Dictateur, Paris, 1937. © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022

Mais alors que sa carrière décolle, tout bascule en 1939. Blumenfeld devient un paria, considéré comme « étranger indésirable». Il subit deux années d’errance. Sa famille et lui sont internés dans plusieurs camps français dont un au Maroc sous le régime de Vichy, qui en avait installé quatorze. « Malgré ses origines allemandes et bien qu’il soit devenu apatride, il est forcé de se rendre dans un camp d’internement où il est prestataire », précise sa petite-fille. « Il va transiter par les camps où ont été enfermés en France les républicains espagnols pendant la guerre d’Espagne. Ce sont des camps durs, mais pas d’extermination. Il n’y avait pas encore de déportations vers l’Allemagne. Ce sont des expériences impitoyables dont on a voulu ici montrer toute une documentation. »

Résilience en Amérique

En 1941, Erwin Blumenfeld parvient à se réfugier in extremis à New York grâce à la Hebrew Immigrant Aid Society, organisme d’aide aux juifs. Il rejoint très vite le magazine Harper’s Bazaar, avec lequel il avait signé un contrat quelques mois avant la déclaration de guerre. Sa créativité s’impose aussitôt avec la couleur et l’avènement du Kodachrome, qui fait de lui le photographe le mieux payé de son époque. Les cimaises font ainsi la part belle à certaines de ses couvertures les plus innovantes, comme La Croix rouge et L’Œil de biche

Red Cross (Croix rouge), variante d'une photographie pour Vogue US mars 1945 New-York, 1945. © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
Red Cross (Croix rouge), variante d’une photographie pour Vogue US mars 1945 New-York, 1945. © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
Sans titre (Natalia Pascov), New York, 1942. © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
Sans titre (Natalia Pascov), New York, 1942. © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
Photographie pour la couverture de Harper’s Bazaar, décembre 1941, New York, 1941. © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
Photographie pour la couverture de Harper’s Bazaar, décembre 1941, New York, 1941. © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022

S’il se heurte aux contraintes commerciales, elles vont néanmoins lui permettre de se renouveler via « l’art en contrebande », poursuivant ses expérimentations sur la base de ses commandes. À l’instar de ses photos conçues avec des filtres de couleurs. Un style quasi-psychédélique avant l’heure, considéré comme « l’aboutissement de son travail expérimental », avec des formes libres et en mouvement. Ou encore celles inspirées des maîtres dont la plus emblématique reste le cliché sur La Jeune fille à la perle de Vermeer. 

L’exposition propose un dernier virage vers un autre reportage inédit, centré sur des Amérindiens au Nouveau-Mexique en 1947. Des images rares d’un événement festif dans le village Pueblo San Ildefonso, montrées dans des tirages d’époque. Si cet expérimentateur n’a eu de cesse d’innover, de briser les codes et de métaphoriser l’acte photographique, il s’agit surtout d’un homme qui a su rebondir et faire preuve d’une rare résilience.

Autoportrait dans le studio de la rue Delambre, Paris, 1939. © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
Autoportrait dans le studio de la rue Delambre, Paris, 1939. © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
Autoportrait, New York, 1950-1955. © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
Autoportrait, New York, 1950-1955. © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022

Quand on demande à Nadia Blumenfeld-Charbit ce qu’elle garde comme souvenir de son grand-père qu’elle a connu neuf ans avant son décès, elle répond le visage toujours souriant : « Son énergie, ses histoires drôles et dures. Il avait un fort accent allemand et un humour caustique. C’était aussi un rongeur d’ongles frénétique. Les produits de labo qu’il utilisait provoquaient la perte de ses ongles sur lesquels ne restaient que la pulpe et le sang. Cela marque l’esprit. Sur certaines photos avec lui, prises par ma mère, je suis à la fois inquiète et fascinée. » 

De l’ouverture à la clôture, ces « tribulations » présentent ainsi des images différentes de ce que l’on connaît de cette légende, se révélant comme « l’anti-exposition de photos de mode », tout en faisant brillamment écho « aux autres populations, également discriminées et maltraitées au cours du XXe siècle. » 

« Les Tribulations d’Erwin Blumenfeld – 1930-1950 », du 13 octobre 2022 au 5 mars 2023, Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, Hôtel de Saint-Aignan, 71, rue du Temple, 75003 Paris.

Catalogue d’exposition, 240 pages, Nadia Blumenfeld-Charbit, Nicolas Feuillie et Paul Salmona (sous la direction de),  Coédition mahJ – RMN-GP, 2022, 42 €.

Photo Poche Erwin Blumenfeld, 144 pages, Introduction d’Emmanuelle de L’Écotais, Éditions Actes Sud, Octobre 2022, 13,90 €.

Réédition Jadis et Daguerre, Erwin Blumenfeld, 496 pages, Collection Babel, Éditions Actes Sud, Octobre 2022, 12,90 €.

Double autoportrait à la Linhof, Paris, 1938. © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
Double autoportrait à la Linhof, Paris, 1938. © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022

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