Blind Magazine : photography at first sight
Photography at first sight
Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Les divisions politiques de l'Amérique vues à travers des photos de famille

Les divisions politiques de l’Amérique vues à travers des photos de famille

« Family Matters » (Affaires de famille), à la fois livre et exposition, explore comment le soutien à Donald Trump de la famille de la photographe Gillian Laub a tout changé.
Gillian Laub, Grandpa helping Grandma out, 1999 © Gillian Laub

Si vous tapez « Gillian Laub » sur Google, vous trouverez des séries de photographies telles que « Southern Rites » ou « Girls at War » : des portraits raffinés décrivant des moments de fracture raciale mis en évidence dans certains groupes – un bal de promo ségrégationniste en Géorgie et un pensionnat dans la colonie israélienne de Ma’ale Levona. Saluée par tous, de Time à Vanity Fair, Laub est une storyteller reconnue qui saisit avec acuité l’humanité de ceux qui subissent une oppression systémique.

Sa dernière exposition contraste avec son travail précédent, en même temps qu’elle l’imite. Sorte d’élégie photographique, « Family Matters » est un catalogue de sa famille sur plusieurs décennies, qui se termine par la campagne de Biden, tandis qu’elle et des membres de sa famille sont entrés en conflit en raison d’importantes divergences politiques. Des moments de rire entremêlés d’âpres et douloureuses argumentations ponctuent les quatre actes de la série. Blind s’est récemment entretenu avec Gillian Laub afin au sujet de la tension émotionnelle mêlée aux joies familiales qu’elle capte avec subtilité.

Gillian Laub, Chappaqua backyard, 2000 © Gillian Laub

Parlez-nous de votre parcours, tant sur le plan politique que photographique. Quelle sorte d’éducation politique avez-vous reçue ?

J’ai grandi à Chappaqua, une banlieue de New York où mes parents ont déménagé en grande partie à cause de l’excellent système scolaire public. La politique n’était pas un sujet de discussion important à la maison. J’enviais les gens qui avaient de grands débats politiques à la table de leur cuisine ou de leur salle à manger ; ce n’était pas le cas chez nous. Grandir en banlieue me donnait l’impression d’être très détachée du monde en général, c’est pourquoi j’avais hâte d’en sortir après le lycée.

Mon professeur de photographie au lycée a co-dirigé, avec un professeur d’anglais, un cours intitulé « On Creating » (« À propos de la création »), où chaque projet était axé sur la relation entre les mots et les images. Pour le projet Duane Michals, j’ai photographié et écrit sur mon père, ce qui a eu un impact énorme sur moi. J’ai gardé ce travail et ma famille a toujours été ma première muse.

Comment avez-vous choisi la photographie en tant que moyen d’expression ?

Cela peut sembler cliché, mais depuis que mon grand-père m’a offert mon premier appareil photo à l’âge de six ans, je n’ai pas décroché. Je faisais poser mes amis et ma famille un peu partout. J’ai encore les premiers Polaroids de cette époque.

Comment votre photographie a-t-elle évolué et comment avez-vous décidé de faire des séries ?

Ce qui m’intéresse et ce sur quoi je me concentre, ce sont les effets de la politique sur les gens et sur nos communautés. J’ai photographié ma famille dès mon plus jeune âge – il s’agissait au départ d’un projet personnel.  Au cours des cinq dernières années, il est devenu évident que ma famille était un microcosme de ce que vivaient tant d’autres personnes à travers le pays. C’est alors qu’il m’est apparu très clairement que ce récit racontait une histoire plus universelle, pas seulement celle de ma propre famille.

Gillian Laub, Dad carving turkey, 2004 © Gillian Laub

Évidemment, c’est un portrait intime de la vie de chacun. Comment les membres de votre famille ont-ils accueilli l’idée d’être mis sous les projecteurs ?

J’ai ressenti une grande responsabilité, comme toujours pour chaque personne que je photographie et qui partage son histoire avec moi. Je suis très chanceuse et reconnaissante que ma famille m’ait fait confiance. Oui, ils ont vu et ont été au courant de chaque photo publiée, mais je pense qu’à la lecture du livre, ils ont dû vivre des moments difficiles.

En fin de compte, l’image qu’ils allaient donner d’eux ne les inquiétait pas et ils ont respecté mon honnêteté. Ce n’était plus une question d’ego, ils ont simplement été satisfaits de la qualité du travail. Et je peux témoigner que nous avons eu des conversations plus transparentes et franches depuis que ma famille a lu le livre et vu l’exposition. Cela nous a permis de poursuivre le dialogue. Personne ne cherche plus à changer le point de vue de quiconque, mais je pense que nous réalisons tous l’importance de respecter l’autre, d’accepter d’être en désaccord et de nous tenir à cette conduite.

Je pense que la clé n’est pas d’essayer de ne pas se disputer, mais de savoir pourquoi nous le faisons. Nous devons nous écouter les uns les autres et nous respecter – nous avions, d’une certaine façon, oublié ce discours civilisé. Je pense aussi que ça ne devrait JAMAIS arriver dans une chaîne de textos.  C’est là que les ennuis commencent, trop de nuances et de tonalités peuvent être perdues ou déformées dans un message.

Pouvez-vous décrire votre photo préférée de chaque acte, et pourquoi ?

Oh mon Dieu, c’est une question difficile, car je suis attachée à de nombreuses photos pour différentes raisons. Sur des dizaines de milliers d’images, j’en ai déjà sélectionné moins de 100 pour le livre… mais je vais essayer.

Gillian Laub, My cousin Jamie with captive audience, 2003 © Gillian Laub

ACTE I Grand-mère aidant grand-père

Cette image représente une génération, qui n’est plus là, et qui me manque beaucoup. Ils disent bravement : « Nous avons travaillé dur pour gagner ce que nous avons, et nous allons profiter de notre vie. » Mais il y a aussi la photo de Grand-père sur la plage que j’ai choisie pour la couverture. Cet homme était la joie de vivre incarnée, et vous pouvez le sentir, l’entendre, alors qu’il dévore son cheeseburger. Je l’entends encore le déguster avec délectation.

ACTE II La cuisine de Grand-mère

Les détails c’est ce qu’il y a de plus important, et ici, il y en a tant – le sandwich à moitié mangé, le regard de Dorothy, son geste de la main, la lumière qui entre par la fenêtre sur le visage de ma grand-mère, son expression, l’écran de télévision, les sets de table, la cuisine en formica qui rappelle tant de souvenirs d’enfance. Ou encore l’image de ma grand-mère seule dans sa salle de bains, endormie dans son fauteuil roulant, écoutant une émission matinale son chausson à moitié enfilé. Cette photo m’arrive toujours en plein cœur.

ACTE III Shiloh et Izzi avec mes parents

J’aime la tendresse qui unit mon père et Izzi, juxtaposée à ma mère qui observe Shiloh en me regardant droit dans les yeux (essayant de paraître plus âgée qu’elle ne l’est). Je veux savoir ce que chacun pense et ressent.

ACTE IV Mon quarante-cinquième anniversaire

Cela me ramène tout droit à avril 2020. Cette date est historiquement poignante ; c’est celle du début de la pandémie, mais elle représente aussi un amour inconditionnel et une nostalgie qui me touche chaque fois que je la regarde. Je n’oublierai jamais mes parents faisant des heures de route le jour de mon anniversaire, juste pour apporter un gâteau et nous apercevoir par la fenêtre.

Gillian Laub, Copper, Nolan and Bailey, 2003 © Gillian Laub

Finalement, qu’attendez-vous de la réception de cette série par le public ?

Je sais que ma famille est très spécifique, mais j’espère que mon travail résonnera pour d’autres personnes en éclairant les complexités afin de trouver un terrain d’entente. Je connais tellement de familles qui se sont divisées ces dernières années, j’espère donc que ce travail pourra aider à combler les fossés et à renouer des dialogues avec nos proches.

L’autre jour, une chose étonnante s’est produite pendant que j’étais au Centre International de Photographie.  Un père était venu avec son fils de vingt ans à l’exposition et, à la fin, ils se sont approchés de moi et m’ont demandé si j’étais l’artiste. Le fils était très ému, et il s’est avéré que leur relation avait été très tendue ces dernières années en raison de leurs opinions politiques divergentes. Le père souhaitait que son fils vienne pour lui montrer qu’il n’était pas seul dans ce cas.

Par Abigail Glasgow


Abigail Glasgow est une journaliste basée à New York, aux États-Unis, qui s’intéresse aux groupes et aux individus marginalisés par nos sociétés.

L’exposition « Family Matters », de Gillian Laub, est présentée jusqu’au 10 janvier 2022 à l’International Center of Photography, 79 Essex Street, New York, NY 10002.

Gillian Laub, Grandma’s bedside table, 2004 © Gillian Laub

Ne manquez pas les dernières actualités photographiques, inscrivez-vous à la newsletter de Blind.