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MYOP : une agence sur le front

Avec le livre Fragments, l’agence MYOP revient sur un an de conflit en Ukraine grâce aux travaux singuliers de six photographes membres. Tous les bénéfices seront reversés à une ONG ukrainienne d’aide aux civils. Une initiative à l’image de cette agence qui se veut aussi collectif.

« J’ouvre le dossier photos de mon téléphone. 
Chaque jour, la guerre détruit, vole, emporte » 

Oleksandr Mykhed est écrivain et commissaire artistique ukrainien vivant à Kiev. Il raconte dans Fragments les premières heures de l’invasion de son pays par la Russie. « On voulait donner la parole à un auteur ukrainien. Avec cette carte blanche, Oleksandr nous raconte sa nuit du 23 au 24 février, c’était l’image que nous n’avions pas », explique Antoine Kimmerlin, directeur éditorial de MYOP. 

Dans ce livre de près de 300 pages, l’agence photo française fondée en 2005 regroupe une sélection d’un an de reportages de 6 de ses 22 photographes : Guillaume Binet, Laurence Geai, Zen Lefort, Chloé Sharrock, Michel Slomka et Adrienne Surprenant. 

Ukraine. Ouest de Kyiv. 29 Mars 2022. Centre commercial Retroville bombardé par l’armée russe dans la nuit du 20 mars
Ukraine. Ouest de Kyiv. 29 Mars 2022. Centre commercial Retroville bombardé par l’armée russe dans la nuit du 20 mars. © Guillaume Binet/MYOP

Un livre pour ne pas oublier

Un ouvrage sobre qui se veut trace historique du conflit, pour ne pas oublier, et un soutien aux populations civiles toujours plongées dans la guerre. « A notre petite échelle, on essaie d’améliorer le quotidien de gens qui vivent dans des conditions terribles. C’est ce qui donne un sens à ce projet », explique Antoine Kimmerlin qui avoue que Fragments est le résultat « d’une aventure collective un peu dingue »

Le livre a en effet été conçu de A à Z de façon bénévole grâce à l’initiative du studio de graphisme ABM – saluant la couverture du conflit réalisée dans la presse française et internationale par les membres de MYOP -, grâce aussi à l’engagement personnel des photographes du collectif dans son élaboration et à tous les acteurs de la chaîne de production.* Un ouvrage dont l’intégralité des bénéfices sera reversé à l’ONG YES, une association installée dans la région de Zaporijia, à l’est de l’Ukraine, qui vient en aide aux civils encore sur place. « Guillaume Binet (NDLR. photographe et cofondateur de MYOP avec Lionel Charrier, actuel rédacteur en chef photo de Libération) est allé directement les rencontrer. Ce sont deux jeunes de 30 ans qui s’en occupent, ils font un travail remarquable », salue le directeur éditorial.

Ukraine, Odessa, le 3 mars 2022. Des trains d’évacuation ont été mis en place pour permettre aux civils de fuir l'invasion russe. Les hommes, en revanche, sont réquisitionnés et ne peuvent pas quitter le pays. Ici un homme dit au revoir à sa femme et son fils.
Ukraine, Odessa, le 3 mars 2022. Des trains d’évacuation ont été mis en place pour permettre aux civils de fuir l’invasion russe. Les hommes, en revanche, sont réquisitionnés et ne peuvent pas quitter le pays. Ici un homme dit au revoir à sa femme et son fils. © Laurence Geai/MYOP
Ukraine, Dnipro, le 15 avril 2022. Hopital régional de Dnipro. Un soldat ukrainien brûlé au visage et aux mains, en soins intensifs.
Ukraine, Dnipro, le 15 avril 2022. Hopital régional de Dnipro. Un soldat ukrainien brûlé au visage et aux mains, en soins intensifs. © Laurence Geai/MYOP

Se plonger dans Fragments est une prise de recul sur ce conflit d’une envergure inédite en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. La mise en page offre une lecture brute et silencieuse des évènements entre février 2022 et février 2023. Elle nous ramène à la réalité du conflit, quand notre esprit a été abreuvé d’images, jusqu’à la saturation, jusqu’à la perte de sens. Les légendes, et les auteurs des photos, n’apparaissent qu’à la fin du livre. Elles ajoutent des noms aux visages, décrivent les détonations des tirs d’artillerie couvrant les prières d’un prêtre à Sievierodonetsk devant deux cercueils, rappellent les horreurs de Boutcha, racontent la larme d’Alexsander, jeune papa, son nouveau né dans les bras, à l’hôpital de Mykolaïv, ville bombardée quotidiennement par les Russes… « On voulait montrer comment un pays vit pendant la guerre, comment la vie tente de continuer, même à 5 km du front », raconte Antoine Kimmerlin.

« Une des grosses frustrations de ce conflit c’est évidemment de ne pas pouvoir aller du côté russe »

Antoine Kimmerlin, directeur éditorial de MYOP

Pendant la première année du conflit, au moins un photographe de l’agence était sur le terrain, parfois trois en simultané, via les commandes de la presse comme Le Monde pour Laurence Geai ou L’Obs pour Guillaume Binet. « Mais l’histoire que l’on raconte est forcément parcellaire, on ne peut pas tout raconter d’une guerre », précise Antoine Kimmerlin, d’où notamment le choix du titre Fragments. « Une des grosses frustrations de ce conflit c’est évidemment de ne pas pouvoir aller du côté russe. Côté ukrainien, les accès pour aller sur le front sont aussi devenus très compliqués. » 

Au fil des pages, le lecteur est plongé dans le récit visuel d’une guerre, vue par différentes écritures. C’est la richesse de MYOP : sa grande diversité d’approche. La série débute par les photographies « news » de Laurence Geai. Elle se termine par le projet frappant de Michel Slomka et son archéologie en noir et blanc des tranchées de la ligne de front du Donbass, creusées entre 2014 et 2017, grâce à Google Earth. Autant de façons de raconter le conflit, de témoigner par l’image. « La distinction journaliste et artiste ne nous convient pas, on est tous photographes, avec une manière de raconter le monde différente », appuie Antoine Kimmerlin. 

UKRAINE. Kharkiv. Des habitants se sont réfugiés dans le métro de la ville pour échapper aux bombardements. 4 avril 2022.
Ukraine. Kharkiv. Des habitants se sont réfugiés dans le métro de la ville pour échapper aux bombardements. 4 avril 2022. © Chloé Sharrock/MYOP
Ukraine. Novembre 2022. Un immeuble endommagé par le souffle d'une frappe russe dans un quartier au sud-ouest de Kherson.
Ukraine. Novembre 2022. Un immeuble endommagé par le souffle d’une frappe russe dans un quartier au sud-ouest de Kherson. © Chloé Sharrock/MYOP
Ukraine, Chernihiv. Avril 2022. Enquête dans les zones au Nord de Kiev après le retrait des forces russes.
Ukraine, Chernihiv. Avril 2022. Enquête dans les zones au Nord de Kiev après le retrait des forces russes. © Adrienne Surprenant/MYOP

La force du collectif

Ce projet inédit pour l’agence est à l’image de MYOP et ses quatre lettres inspirées d’un poème de Paul Éluard : « Mes Yeux, Objets Patients, étaient à jamais ouverts sur l’étendue des mers où je me noyais. » 

« MYOP c’est une question d’équilibre, entre générations et types d’écritures. C’est un lieu de rencontre, de discussion d’engueulade et de vie »

Antoine Kimmerlin

« C’est une agence qui a le sérieux d’une agence et la folie d’un collectif », s’amusait à définir Stéphane Lagoutte, photographe et directeur de MYOP, dans une interview donnée à France Inter. Depuis 2005, différentes générations de photographes se côtoient dans ce modèle hybride oscillant entre agence et collectif. Ainsi, des Pascal Maitre et Alain Keler côtoient la nouvelle vague des Zen Lefort ou Chloé Sharrock. « Les photographes se nourrissent les uns les autres. On va de 30 à 78 ans. MYOP c’est une question d’équilibre, entre générations et types d’écritures. C’est un lieu de rencontre, de discussion d’engueulade et de vie », décrit Antoine Kimmerlin. 

Dans un métier solitaire, où il faut de plus en plus batailler, la force du collectif devient alors un atout. Si les photographes sont chez MYOP c’est aussi pour assurer la pérennité de leurs travaux. « La durée de vie d’une image dans la presse, c’est une semaine. Être chez MYOP permet d’arriver dans une petite et humble institution mais où les images continuent de vivre. » 

Timor, 9 ans, lève le poing pour saluer des militaires qui passent, criant : "Gloir à l'Ukraine" ou "Les Russes sont des porcs" à Droujkivka, Donbass, Ukraine, le 4 juin 2022.
Timor, 9 ans, lève le poing pour saluer des militaires qui passent, criant : “Gloire à l’Ukraine” ou “Les Russes sont des porcs” à Droujkivka, Donbass, Ukraine, le 4 juin 2022. © Adrienne Surprenant/MYOP
Ukraine, Ouest de Kyiv - Dans l'Oblast de Chernihiv - 31 Mars 2022. Les troupes Ukrainiennes viennent de libérer un village occupé depuis le début de la guerre par des troupes russes venues de Belarus. Les véhicules détruits marqués du O russe (Z étant les bataillons sur le front Est) sont symboliquement repeints du jaune et bleu ukrainien. Les villageois peuvent enfin fuir vers l'ouest, en convoi estampillé "Gens"
Ukraine, Ouest de Kyiv – Dans l’Oblast de Chernihiv – 31 Mars 2022. Les troupes Ukrainiennes viennent de libérer un village occupé depuis le début de la guerre par des troupes russes venues de Belarus. Les véhicules détruits marqués du O russe (Z étant les bataillons sur le front Est) sont symboliquement repeints du jaune et bleu ukrainien. Les villageois peuvent enfin fuir vers l’ouest, en convoi estampillé “Gens”. © Guillaume Binet/MYOP

« L’agence traditionnelle n’existe plus »

Dans une économie de la photographie très instable et précaire, le principal défi de structures comme MYOP demeure de garder l’équilibre. « L’agence traditionnelle n’existe plus, on essaye d’inventer un modèle différent », expose le directeur éditorial. 

S’ils sont membres du collectif, les photographes ont chacun leur économie. « On ne pourrait pas se permettre de faire vivre 22 photographes (NDLR. Laurence Geai, Zen Lefort, Michel Slomka et Adrienne Surprenant ont rejoint l’agence début 2022). Nous avons une exclusivité sur la gestion de leurs archives par cession de droit. En plus d’une cotisation, nous prenons aussi une commission sur tous les projets que nous leur apportons », précise Antoine Kimmerlin. 

Gare centrale de Lviv, Ukraine, le 17 avril 2022 © Zen Lefort / MYOP
Gare centrale de Lviv, Ukraine, le 17 avril 2022 © Zen Lefort / MYOP

Cette recherche d’équilibre montre aussi combien les photographes ont dû s’adapter et diversifier leurs activités pour contrer la baisse des commandes traditionnelles dans la presse et des tarifs – même si la guerre en Ukraine a été une exception avec des budgets considérables débloqués par les rédactions au début du conflit -. 

Pendant dix ans, l’alternative a été celle de l’humanitaire : « c’était ceux qui avaient encore les moyens de payer un billet d’avion et des sujets. Mais j’ai l’impression qu’aujourd’hui on a glissé vers l’économie des prix et des bourses », analyse le directeur éditorial. Dernier exemple en date : 16 des 22 photographes de MYOP ont participé à la grande commande photographique du ministère de la Culture, « Radioscopie de la France ». 

C’est tout le défi de MYOP : s’adapter à ces nouveaux modèles « pour voir comment on se rémunère et comment on continue de survivre » et poursuivre la promotion de l’identité de l’agence grâce aux expositions comme celle, remarquée, des Rencontres d’Arles, aux livres, au développement des workshops… sans pour autant glisser vers une boîte de com’ « parce qu’on perdrait notre âme ».

Des gens prennent une pause après avoir nettoyé le principal des déchets laissés sur la route après une frappe entre 2h et 3h du matin, à Droujkivka, Ukraine, le 5 juin 2022.
Des gens prennent une pause après avoir nettoyé le principal des déchets laissés sur la route après une frappe entre 2h et 3h du matin, à Droujkivka, Ukraine, le 5 juin 2022. © Adrienne Surprenant/MYOP
Ukraine. Oblast de Kharkiv. 25-28 septembre 2022. Reportage dans l’’Oblast de Kharkiv à la suite de la contre offensive menée par l’armée Ukrainienne en septembre 2022.
Ukraine. Oblast de Kharkiv. 25-28 septembre 2022. Reportage dans l’Oblast de Kharkiv à la suite de la contre offensive menée par l’armée Ukrainienne en septembre 2022. © Guillaume Binet/MYOP
Topographies II - Donbass - Une archéologie des tranchées de la ligne de front du Donbass, creusées entre 2014 et 2017 pour la plupart. Source des images : Google Earth. Marioupol Est, mars 2016. ©2022 Maxar Technologies
Topographie II. Archéologie des tranchées de la ligne de front du Donbass, creusées entre 2014 et 2017. © Michel Slomka/MYOP

Ukraine, Fragments, Manuella Éditions, 300 photographies couleur/noir et blanc, 256 pages, Bilingue français/anglais, 33,20 €.  

* Tous les acteurs de la chaîne de production de ce livre se sont engagés bénévolement sur le projet (ABM Studio, MYOP, les artisans du regard, Manuella Editions, impression Maestro, Belles Lettres Distribution). L’intégralité des fonds de la vente sera remise à l’association ukrainienne NGO YES. Basée dans l’est du pays, à Zaporijjia, elle apporte une aide alimentaire, médicale et vestimentaire aux populations vulnérables ainsi qu’aux déplacés de guerre.