
Pendant quatre années teintées de « post-vérité » avec le gouvernement Trump, la société américaine a assisté à l’effondrement de ses normes et de ses objectifs communs, elle s’est fractionnée en profondeur. En toute logique, cette tendance va s’étendre à l’art, tandis qu’un nouveau courant de pensée « post-documentaire » s’instaure dans la photographie. C’est l’approche adoptée par Paul Graham dans une nouvelle exposition à l’International Center of Photography, à New York, accompagnée de l’ouvrage But Still, It Turns: Recent Photography From the World (MACK).
Pour Graham, tombé amoureux de ce qu’il appelle la photographie sérieuse vers le milieu des années 1970, ce moyen d’expression propose un semblant d’ordre au sein du chaos. La photographie documentaire nous permet ainsi de nous ancrer, que ce soit en termes de lieu ou de temps. Elle nous propose une orientation et une vision caractérisées par la compassion et la bienveillance. Grâce à elle, nous pouvons comprendre l’insondable. En revanche, elle n’a jamais été et ne sera jamais à la mode.

MACK.

Graham se désole que le monde de l’art ait marginalisé le style documentaire, sans tenir compte des tenants et aboutissants politiques qui s’y rattachent. En particulier, il souligne qu’en « partant de l’observation de la vie, il est particulièrement difficile de produire un travail qui soit significatif ». Rien qui ait de la valeur n’est facile. Pour les photographes documentaires, les défis imposés par la présence, l’intimité, la confiance, l’échange et la conscience sont encore accentués par l’absence de contrôle sur leurs sujets.
Poésie de la vie quotidienne

« Il n’y a ici ni histoire didactique, ni thème, ni artifice. Ce n’est pas ce que l’on attend, et ce n’est pas ce que l’on nous propose », écrit Graham en parlant des travaux exposés de Vanessa Winship, Curran Hatleberg, Richard Choi, RaMell Ross, Gregory Halpern, Piergiorgio Casotti et Emanuele Brutti, Kristina Potter ainsi que Stanley Wolukau-Wanambwa.
Leur approche, que Graham qualifie de « post-documentaire », refuse la démarche formelle de la tradition documentaire américaine établie par Gordon Parks, Dorothea Lange et Walker Evans, qui s’appuyaient sur la photographie pour examiner, explorer et exposer l’inégalité et l’injustice, d’un bout à l’autre du pays. Les photographes exposés à l’occasion de But Still, It Turns s’inspirent davantage de Diane Arbus, Garry Winogrand et Lee Friedlander, qui se posaient en observateurs plus qu’en militants et pour qui l’appareil photo était un outil révélateur plus qu’un instrument agitateur.


« Les artistes de talent savent laisser la poésie du monde intacte », affirme Graham. « Pas d’intervention éditoriale, pas de mots pour illustrer. L’histoire, c’est justement l’absence d’histoire singulière. Ces photographes nous disent que tout est mis en jeu, que tout est important. Nous avons là une liberté, chèrement gagnée, parfois déroutante, mais authentique. Ils chantent la conscience de la vie. »
Créées avant la pandémie COVID-19, ces séries résonnent encore plus fort sous l’éclairage des mutations importantes qui affectent nos vies et que nous n’aurions jamais pu imaginer. Le travail des photographes laisse entrevoir un état méditatif sur le monde en éternel mouvement, une quête pour saisir ne serait-ce qu’un simple aperçu de l’éternité. Les paysages et les portraits, réalisés partout aux États-Unis, révèlent un sens profond de la continuité, au sein d’une nation dont les systèmes politiques, économiques et sociaux sont de plus en plus stratifiés.

Libérés des limites imposées par la narration, ces photographes transmettent une atmosphère, un sens du ressenti et de l’être. Ils s’attachent à capturer l’esprit d’un peuple et d’un lieu plutôt que de nous l’expliquer. En résistant aux arcs scénaristiques et aux instants décisifs du travail documentaire traditionnel, ils cherchent de nouvelles façons d’explorer les mystères plus profonds et complexes de la vie.
Par Miss Rosen
Miss Rosen est journaliste spécialisée en art, photographie et culture, et vit à New York. Ses articles ont été publiés dans des livres, des magazines et des sites web, dont Time, Vogue, Artsy, Aperture, Dazed et Vice, entre autres.
But Still, It Turns: Recent Photography from the World
Jusqu’au 15 août 2021
International Center of Photography, 79 Essex Street, New York, NY 10002, USA
MACK Books
£50,00, $60,00