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Portraits de New-Yorkais regardant Ground Zero

Portraits de New-Yorkais regardant Ground Zero

Le photographe Kevin Bubriski s’est rendu à cinq reprises, depuis son domicile dans le Vermont, sur le site du World Trade Center. La première fois c’était deux semaines après l’attaque du 11 septembre, la dernière le 19 décembre 2001. Il avait besoin de voir et de comprendre l’impact de la tragédie de New-York à travers l’objectif de son appareil photo.
© Kevin Bubriski

L’échelle du World Trade Center a toujours été difficile à appréhender, mais jamais autant que le 11 septembre 2001. Les véritables dimensions du site étaient souvent cachées par la grappe d’autres gratte-ciels à l’extrémité du Lower West Side de Manhattan. On pouvait se promener à quelques pâtés de maisons des tours et oublier qu’elles étaient là, pour ensuite tourner à un coin de rue et se retrouver devant, bouche bée. Il était toujours difficile de concevoir que des bâtiments de cette taille pouvaient partager cette île avec des êtres humains ; en effet, en regardant depuis une plateforme d’observation, les gens dans les rues en contrebas cessaient d’exister, sauf à travers des téléobjectifs.

Dans le plan large d’innombrables films postérieurs à 1972, informant les spectateurs des quatre coins du globe : « Nous sommes à New York City », le World Trade Center n’était pas un bâtiment unique, comme tant d’autres icônes architecturales. En tant que tel, il n’était pas évident d’en prendre la mesure d’un seul coup d’œil. Les colossales tours jumelles de 110 étages et aux dimensions chacune d’un terrain de football, n’étaient que les symboles les plus visibles d’un vaste complexe souterrain de bureaux. La hauteur et la circonférence gigantesques des Tours semblaient conçues pour intimider, voire humilier les visiteurs. Construits grâce à des fonds publics, leurs halls d’entrée immenses et impersonnels pouvaient accueillir quotidiennement des milliers de visiteurs avec l’efficacité sans charme d’un parking de stade.

© Kevin Bubriski

Un sentiment grandiose – entre beauté et terreur – imprègne le sud de Manhattan. Avec comme décor, la ligne d’horizon surhumaine de Gotham City, la compétition exacerbée pour s’approprier richesse et pouvoir dans cette arène est renforcée par l’idée écrasante que vous n’avez aucune importance, que l’énergie implacable de la ville éclipse vos efforts pour l’organiser, que si vous disparaissez soudainement, vous ne manquerez à personne. Plus que tout autre ville, New York provoque ces sensations. Le sublime est ce qui y attire et effraie les gens ; et le World Trade Center offrait l’une des vues les plus sublimes au monde.       

C’est l’échelle de science-fiction des tours qui, pour beaucoup, a retardé la compréhension des attaques durant la matinée du 11 Septembre. Les premières images télévisées, illustrant une information selon laquelle un avion s’était écrasé sur la tour numéro 1 du World Trade Center, montraient une fissure noircie et des volutes de fumée s’échappant des étages supérieurs. Les caméras avaient été installées à des kilomètres de distance afin que le sommet de la structure puisse être cadré. La distance et les objectifs moyens utilisés ont déformé la gravité de l’incendie. En effet les tours paraissaient minuscules. Ce n’est qu’avec un téléobjectif, ou après une rapide multiplication des données affichées à l’écran que la catastrophe imminente était apparue : une petite fissure noire au sommet d’un bâtiment de la taille du World Trade Center signifiait en fait une énorme brèche de vingt mètres de large sur une hauteur de trois étages. Puis le deuxième avion a frappé.

© Kevin Bubriski
© Kevin Bubriski

La panique qui s’est emparée des esprits en réalisant que le pays était attaqué – ce qui ne s’était pas produit sur le continent américain depuis la guerre de 1812 – s’est doublée d’images télévisées de flammes engloutissant le sommet des tours. Leur effondrement fut ce qu’il y eut de plus difficile à envisager dans une perspective rationnelle. Construites côte à côte, poutrelle après poutrelle, pendant six années, elles se sont effondrées en moins de trente secondes. La stupéfaction devant le cataclysme de ce scénario des plus improbables, et l’onde de choc qui se propagea dans le monde entier ce jour-là et pendant des semaines par la suite, s’est dissipée. Mais la nausée peut revenir en un instant. Si l’on avait du mal à appréhender la réalité des tours lorsqu’elles se dressaient, cette réalité est encore plus difficile maintenant qu’elles n’existent plus – anéanties avec trois mille êtres humains derrière un écran de fumée.

Kevin Bubriski est à deux cents kilomètres de là, chez lui dans le Vermont, le 11 Septembre. Comme tout le pays, il suit l’évolution de la situation à la télévision et dans les journaux. Le flux incessant d’images et d’informations diffusé par les médias immédiatement après l’attentat apparaît comme une forme d’aide d’urgence bienvenue. Tandis que les volontaires creusent les montagnes de décombres à Ground Zero et que la police recherche les disparus, les photographes immortalisent ce chaos ainsi que les différentes réactions aux quatre coins de la ville. Amateurs et professionnels se sentent obligés de prendre des photos. L’histoire se fait sous leurs yeux.

© Kevin Bubriski

Deux semaines après la catastrophe, Bubriski et un ami japonais gagnent New York. Ils arrivent alors que la ville se remet à peine du chaos. Il n’y a plus d’espoir de retrouver des survivants. Bubriski n’a pas l’autorisation spéciale requise pour aller sur le site avec un appareil photo. Mais face aux gens encore hébétés, il shoote la foule rassemblée à l’angle de Fulton St. et Broadway, à quelques rues des ruines du World Trade Center.

Impossible de savoir pourquoi tant de gens ont décidé de faire ce voyage – ou ce pèlerinage, comme l’appelle Bubriski –, sauf à deviner que leurs raisons sont sans doute un mélange de motifs plus ou moins nobles. Les photographes ne lisent pas dans les pensées, même si l’objectif scrute le visage de près. Certaines des personnes immortalisées par Bubriski sont sans doute là pour leur travail ; d’autres semblent être venues dans le centre-ville par curiosité – pour voir ce qu’il y avait à voir – ou peut-être pour assister à une ultime catastrophe. Plus d’un doit connaître une personne tuée ou disparue. Mais beaucoup n’ont probablement aucun lien personnel avec les victimes ou leurs familles.

© Kevin Bubriski

Bubriski enregistre la nature hétéroclite de ces foules auxquelles, par définition, il appartient aussi. En même temps, ses photos reflètent, au sens propre comme au sens figuré, les événements du 11 Septembre. La violence de cette journée est traitée non pas en se concentrant sur le métal tordu, les drapeaux déchirés ou des morceaux de corps, mais en regardant les visages des anonymes en deuil. Il prend des gens qui contemplent, incrédules et sombres, ce crime monstrueux. Il utilise son appareil photo comme Persée son bouclier réfléchissant, donné par Athéna, pour tuer Méduse. La gorgone transformait en pierre quiconque croisait son regard ; la fixer droit dans les yeux signifiait une mort certaine. Le regard indirect de Bubriski – lorsqu’il est arrivé à Ground Zero, les restrictions d’accès, donc de cadrages, imposées par les barricades de la police, en même temps qu’un indispensable nettoyage rapide, ne permettent pas aux visiteurs de voir grand-chose – rend les résultats plus impressionnants. Ce sont les images les plus bouleversantes de l’événement, et les plus silencieuses.

Les sujets de cette ampleur émotionnelle nécessitent souvent des angles obliques pour éviter que le contenu ne submerge la forme. Pour de nombreux autres photographes, la porte de côté a été le meilleur sésame. L’une des photos de guerre les plus atroces de Roger Fenton montre des grappes de minuscules boulets de canon dans les ornières de la Crimée ; c’est à la fois le dénouement silencieux de la bataille de Crimée et les détritus éparpillés dans un paysage impie. Le livre déchirant de Paul Fusco, Funeral Train, a mis en scène, mieux que n’importe quel enterrement formel, ce que la mort de Robert F. Kennedy a signifié pour les Américains. Son approche faussement simple, presque un flipbook, est une série d’aperçus de toutes sortes de personnes qui se sont rassemblées le long des voies ferrées pour rendre hommage à l’homme, alors que le train transportant son corps traversait leurs villes et villages en 1968. Les portraits qu’a faits Judith Joy Ross des visiteurs du mémorial de la guerre du Viêt Nam à Washington, D.C., explorent les limites des monuments comme dépositaires d’émotions. Le récent livre de Thomas Roma, Enduring Justice, est une preuve supplémentaire que la meilleure façon de raconter une histoire peut être de retirer tous les accessoires habituels. Ses portraits de personnes arrêtées, en attente de leur châtiment dans les couloirs du tribunal pénal de Brooklyn, montrent à quel point un coupable ressemble à un innocent lorsqu’il s’agit de profilage photographique.

© Kevin Bubriski

Sur les photos de Bubriski, les spectateurs sont bien caractérisés, tout en reflétant une douleur collective. En se concentrant sur les visages et les postures des spectateurs abasourdis, le photographe semble être le témoin de moments intimes et documente une manifestation massive de deuil national. Tous ceux présents dans la ville en ces jours de chaos connaissent ce regard, un sentiment qu’ils ne sont pas près d’oublier.

La douleur est encore vive. Tournés vers l’ouest, ils se tiennent debout, seuls ou en groupe, certains s’enlacent. Ils regardent dans le vide et en ont bien conscience. La photographie est l’art de l’instantané. Mais ces images de personnes perdues dans leurs pensées et tournées vers le passé semblent durer plus longtemps que leur temps de pose. En regardant l’absence de quelque chose qui existait quelques semaines auparavant, ils sont également conscients de contempler un charnier où des milliers d’innocents ont été assassinés sans avertissement, tandis que leur café du matin refroidissait sur leur bureau.

© Kevin Bubriski

En 2001, il était trop tôt pour savoir si les diverses analogies visant à expliquer les événements du 11 Septembre et de l’après-11 Septembre tiendraient la route. L’attaque était-elle un autre Pearl Harbor ?  Était-elle le prélude ou la conclusion d’autres actes terroristes ? Les hommes qui lancèrent ces avions sur les tours étaient-ils l’avant-garde d’une armée ou juste des criminels, comme les pirates barbaresques ? Ces photographies n’ont pas permis de répondre à ces questions. Ce qui s’est passé au World Trade Center reste hors de toute mesure. Mais si l’on veut comprendre ce qui a été perdu – même si ce n’est qu’un reflet sur des visages – les images de Bubriski peuvent donner un aperçu de l’ombre immense que les événements de ce jour projettent encore sur le monde.

Par Richard B. Woodward

Richard B. Woodward est critique d’art à New York depuis 1985. Ses contributions sont parues dans le New York Times et le Wall Street Journal. Cet article a été publié dans le livre de Kevin Bubriski en 2002.

Pilgrimage: Looking at Ground Zero, (Pèlerinage : Regards sur Ground Zero) par Kevin Bubriski. Plus d’informations sur le site du photographe.

© Kevin Bubriski
© Kevin Bubriski
© Kevin Bubriski
© Kevin Bubriski
© Kevin Bubriski

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