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Thérapie pour les survivantes d'agressions sexuelles

Thérapie pour les survivantes d’agressions sexuelles

La photographe Sarah Rose Smiley et sa collaboratrice Taewee Kahrs explorent le pouvoir de guérison de la photographie.

Toute personne qui a survécu à un traumatisme sait parfaitement que le processus de guérison n’est pas linéaire ; il peut devenir un cercle vicieux et donner l’impression d’échapper à tout contrôle. Pour de nombreuses survivantes d’agressions sexuelles, les stigmates sociaux et le blâme poussent les victimes à se mettre elles-mêmes dans un état d’isolement qui nuit encore plus à leur santé mentale.

Comme la photographie peut être un outil thérapeutique, la photographe américaine Sarah Rose Smiley et sa collaboratrice Taewee Kahrs – toutes deux victimes d’agressions sexuelles – ont créé  le projet intitulé « Coming Home : Milk, Honey, Healing » (Retour à la maison : lait, miel et guérison). En s’inspirant de leurs propres expériences, elles ont réalisé une série d’images intimes, où se mêlent vulnérabilité, douleur, perte, joie, et qui vont à l’encontre des images bien comme il faut de survivantes que les médias grand public ont fabriquées comme étant « respectables ».

Coming Home: Milk, Honey, Healing © Sarah Rose Smiley and Taewee Kahrs

« La photographie a toujours été un outil thérapeutique et un moyen de survie, elle m’a fourni un exutoire lorsque des événements difficiles se sont produits dans ma vie », explique Smiley. « Grâce à elle, je me suis offert une sorte de construction du monde, une narration, un désir de justice sociale. Elle me permet de partager mes expériences et celles des autres d’une autre manière. »

Litanie pour la survie

Après leur rencontre dans un cours de chimie au lycée il y a près de dix ans, Sarah Rose Smiley et Taewee Kahrs sont devenues amies, puis collaboratrices. Mais c’est en créant Coming Home qu’elles se sont vraiment reconnectées à une part d’elles-mêmes perdue depuis longtemps.  « Après avoir pris conscience des viols et agressions subies il y a près de sept ans, Sarah est apparue comme une confidente, une alliée féroce et une véritable amie au moment où je commençais à me remettre des violences que j’avais subies et envisageais de vivre dans une nouvelle réalité », explique Taewee Kahrs, dont les souvenirs ont été brisés par le traumatisme.

Coming Home: Milk, Honey, Healing © Sarah Rose Smiley and Taewee Kahrs
Coming Home: Milk, Honey, Healing © Sarah Rose Smiley and Taewee Kahrs

« Il y a tellement de choses dont je ne me souviens que par bribes ou de manière floue », dit Kahrs, qui travaille alors dans la prévention de la violence sexuelle et analyse des initiatives et des campagnes. « J’avais du mal à m’autoriser la compassion et à lutter contre l’intériorisation. J’étais constamment bombardée d’images qui détraquaient mon processus de guérison. À l’époque, je me sentais insultée, rabaissée ou complètement détachée des images de survivants. Je suis donc allée voir Sarah dans l’espoir de collaborer à un projet qui pourrait changer visuellement ces souvenirs. »

Dans le même temps, Sarah Smiley mène ses propres combats de survivante. « Il y avait un réel désir d’aider l’autre à guérir », se souvient Smiley. « Puis, plus on y allait profondément, plus ça prenait de l’ampleur. Nous avons réalisé que c’était une expérience que nous voulions partager avec d’autres personnes, pour que d’autres survivantes puissent se comprendre. »

Coming Home: Milk, Honey, Healing © Sarah Rose Smiley and Taewee Kahrs

Votre silence ne vous protégera pas

En créant un espace pour raconter leur vécu avec leurs propres mots, Sarah Rose Smiley et Taewee Kahrs ont découvert ce qu’il y a peut-être de plus précieux en photographie : la libération du moi. Témoigner et raconter, se libérer, se rendre visibles, sortir de l’ombre, affronter ses peurs.

« Face à l’appareil photo, il est devenu très clair que la seule histoire que je pouvais raconter était la mienne », raconte Kahrs. « Cela m’a à la fois exaltée et terrifiée, car j’étais tellement au fond du gouffre que je ne voyais ni où j’allais ni où j’étais. Je me suis retrouvée tant de fois, face à un miroir, me regardant, triturant mon visage et mon corps, sans arriver à les reconnaître, ce qui provoque alors angoisses et paniques. Sarah ne m’a jamais poussée à comprendre où j’allais, elle s’est seulement engagée à être témoin et à me prendre en photo là où j’étais. »

Coming Home: Milk, Honey, Healing © Sarah Rose Smiley and Taewee Kahrs

En conservant ces moments, la photographie ne met-elle pas à nu une vérité émotionnelle profonde? En regardant les images de la première séance, Kahrs dit s’être sentie vidée par sa propre douleur. Mais en éliminant les illusions, elle a découvert un puissant sentiment de compassion pour ce qu’elle apercevait, pour une fois, d’un autre point de vue. C’est par l’autoportrait que Kahrs et Smiley ont pu guérir leur aliénation et leur solitude.

« Il n’est pas exagéré de dire que, pour moi, ce projet a été d’une importance vitale dans mon processus de guérison », dit Kahrs. « La série a été un point d’ancrage pour moi – non pas un moi que je souhaitais ou un moi que je voulais retrouver, celui d’une époque antérieure à mes agressions, mais un point d’ancrage dans le moment présent. Le fait de me voir m’a permis de me retrouver avec bienveillance, pour commencer enfin à affronter mon chagrin. »

Coming Home: Milk, Honey, Healing © Sarah Rose Smiley and Taewee Kahrs

Oser être forte

Avec Coming Home, Sarah Rose Smiley et Taewee Kahrs cherchent à explorer les notions de violence, de douleur et de guérison, en utilisant aussi des motifs comme le lait, le miel, les fleurs et la chair. « Le processus a été très intentionnel et très lent », explique Smiley, qui s’est inspirée de la biomythographie de la poétesse féministe noire Audre Lorde (1982), Zami : A New Spelling of My Name, qui combine l’histoire, la biographie et le mythe afin de créer un espace liminal pour la transformation de l’identité.

« J’ai demandé à Taewee de rassembler des éléments qui visuellement résonnaient en elle et j’ai agrégé quelques archétypes et modèles pour pouvoir me faire une idée de ce qui se passait. Il fallait que cela vienne du plus profond d’elle-même, et que nous puissions ensuite construire sur cette base », explique Smiley.

Coming Home: Milk, Honey, Healing © Sarah Rose Smiley and Taewee Kahrs
Coming Home: Milk, Honey, Healing © Sarah Rose Smiley and Taewee Kahrs

Avec Coming Home, les deux photographes offrent une contre-narration aux images que nous voyons depuis des années, des reportages sensationnalistes propulsés sur le devant de la scène par certains médias. Car autant nous sommes bombardés d’images de victimes, autant nous apprenons rarement ce qui se passe, ce qui les touche, après les faits. « Le manque de compréhension limite notre empathie et notre capacité à prendre soin des autres », affirme Smiley. « Nous vivons dans un monde qui ne valorise pas l’expérience du survivant, et s’il le fait, il se concentre sur ce à quoi ressemble la justice dans un état carcéral. Il existe des règles punitives très binaires plutôt que de permettre aux survivants de déterminer ce à quoi doivent être, à leurs yeux, la justice et la guérison. Cette série est une façon d’interroger: « Et si nous mettions les survivants au centre de cette conversation parce qu’eux seuls savent ce dont ils ont besoin ? »

Sœurs d’armes

Alors qu’il est extrêmement courant d’être victime d’un nouveau traumatisme, Sarah Rose Smiley et Taewee Kahrs ont fait en sorte que Coming Home adopte une approche différente pour raconter l’histoire de la survie. « Je ne veux pas heurter les gens en leur balançant au visage des récits de traumas », explique Sarah Rose Smiley. « Je veux leur présenter quelque chose de magique, un peu émouvant, quelque chose qui les touche – tout se tient. »

Coming Home: Milk, Honey, Healing © Sarah Rose Smiley and Taewee Kahrs

En créant ces séries d’images, Sarah Rose Smiley et Taewee Kahrs se redonnent à elles-mêmes et l’une à l’autre le sens de l’autonomie qui leur a été volé par l’agresseur.  « En regardant en arrière, des années plus tard, je peux voir où ma propre histoire m’a menée, mais cette progression n’est pas terminée », dit Kahrs. « Le but de ces images est de rappeler aux survivantes que leur vécu est bien réel. Leur douleur ne sera pas infinie. Vous êtes digne de compassion. Votre corps vous appartient. Des yeux et des mains vous soutiendront avec amour à travers la douleur puis vers une renaissance. Pour les autres, nous espérons qu’ils nous verront et nous considéreront comme des êtres humains – et non pas comme des statistiques, un reportage, une image d’une femme battue réduite au silence, et surtout pas comme quelqu’un de totalement étranger. »

Par Miss Rosen

Coming Home : Milk, Honey, Healing est visible en ligne sur She Decides jusqu’en mai 2022.

Coming Home: Milk, Honey, Healing © Sarah Rose Smiley and Taewee Kahrs

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