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Journal de confinement: appeler chez soi

Journal de confinement: appeler chez soi

Dans la troisième partie du journal qu’elle tient régulièrement pendant la crise du COVID-19 avec une image, un texte et une chanson, la photographe new-yorkaise Gaia Squarci partage sa conversation en visio avec un ami qui travaille dans un hôpital près de Milan, sa ville natale.
© Gaia Squarci

26 mars 2020

Je l’attends toute seule en ligne sur l’application Zoom depuis plus d’une heure. Je me demande même si je dois rester là, compte tenu de la situation. Alors que mon ami Alessandro travaille en ce moment comme infirmier dans une salle d’hôpital chaotique dans le nord de l’Italie, il y a quelque chose de surréaliste à jouer de la musique à mon bureau, à taper sur mon clavier tout en me voyant encadrée dans le coin de l’écran, à disposition d’un spectateur invisible.

Il me rejoint à la fin de sa veille de nuit, appelant depuis une zone de filtrage.

Il me demande: « Quand tu étais enfant, as-tu déjà essayé de nager dans l’eau tout en étant bâillonnée? Quand tes yeux sont grands ouverts et que tu ne peux plus respirer? Les gens ici te regardent de cette façon et tu pourrais être la dernière personne qu’ils voient. Ils sont complètement seuls, leurs proches ne peuvent même pas venir à l’hôpital pour leur tenir la main, et des familles entières meurent comme ça. La nouvelle patiente de ce soir est la fille d’une femme décédée hier.»

Ale est généralement assez gai, mais les deux dernières semaines ont eu raison de lui. Quand je l’ai rencontré il y a quelques mois, son métier d’infirmier n’en faisait pas une personne à part. Aujourd’hui, il est l’une des rares personnes à expérimenter dans sa chair ce que le reste du monde ne fait que lire et imaginer. Quelque chose qui pour nous, cloîtrés à nos bureaux, reste une abstraction catastrophique.

Il me parle des scènes extrêmes dont il est témoin en Italie. Les respirateurs sont prioritaires pour les patients ayant des chances de survie plus élevées, souvent les plus jeunes. Certains médecins se portent volontaires pour travailler gratuitement tandis que d’autres suppriment leur agenda et partent pour leur maison secondaire dans les Alpes. Des gens à la fenêtre insultent quiconque passe dans la rue, même si c’est pour apporter de la nourriture à des parents plus âgés.« Il existe de nombreuses dénonciations de ce type ici. Les gens sont en colère. »

© Gaia Squarci

Je me demande quand je reviendrai chez moi. Mes parents ont plus de 60 ans, j’ai annulé mon voyage à Milan au début du mois de mars et maintenant j’ai l’impression que cela fait une éternité. Je regarde ma mappemonde. Quand je l’ai trouvée, elle était posée sur un tas de déchets dans une rue de la péninsule des Rockaways, une région dévastée en 2012 par l’ouragan Sandy. Vieille, belle et abandonnée, je l’ai ramenée chez moi et pendant des années elle a été complice de mes rêves.

Ale me demande quand je vais l’héberger à New York. Nous parlons de sa copine, confinée dans une ville voisine, qu’il ne peut pas voir. « Le contact physique me manque. Je manque de caresser les cheveux d’une femme. Je veux un calin. Pas celui que vous donnez lorsque vous saluez quelqu’un. J’en veux un long. Cela doit durer au moins cinq minutes. Cinq minutes, ce serait bien. »

Chanson: Dope Lemon – Honey Bones

Par Gaia Squarci

Gaia Squarci est photographe et vidéaste. Elle partage son temps entre Milan et New York, où elle enseigne le multimédia à l’ICP (International Center of Photography). Elle collabore avec l’agence Prospekt et Reuters. Ses photographies ont été publiées dans le New York Times, le New Yorker, Time Magazine, Vogue, The Guardian, Der Spiegel, entre autres. Son travail a été exposé aux États-Unis, en Italie, en France, en Suisse et au Royaume-Uni.

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