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La rencontre de Motohashi Seiichi et Robert Doisneau à Tokyo

Une exposition au Tokyo Photographic Art Museum révèle les affinités entre deux maîtres, bien au-delà des thèmes qu’ils ont en commun.
« Motohashi, méfiez-vous de La Compagnie des Zincs, ces gens là sont dangereux ! Ils ont eu ma peau et mon foie. » Robert Doisneau, juin 1991.
« Motohashi, méfiez-vous de La Compagnie des Zincs, ces gens là sont dangereux ! Ils ont eu ma peau et mon foie. » Robert Doisneau, juin 1991.

À l’été 1991, le photographe japonais Seiichi Motohashi se rend en France pour une rencontre très attendue avec Robert Doisneau. Motohashi est un grand admirateur de la photographie humaniste de Doisneau, et collectionne ses livres depuis de nombreuses années.

Malheureusement, son vol est retardé d’une journée ; lorsqu’il arrive à Paris, Doisneau a quitté la ville pour prendre des vacances. Cependant, il a laissé un exemplaire de son livre photo La Compagnie des Zincs à la réception de l’hôtel de Motohashi. À l’intérieur, il a griffonné un message : « Motohashi, méfiez-vous de La Compagnie des Zincs, ces gens là sont dangereux ! Ils ont eu ma peau et mon foie. »

Doisneau décède trois ans plus tard, en 1994, à l’âge de 82 ans. Les deux photographes n’ont jamais pu se rencontrer. Mais 22 ans après leur rendez-vous manqué à Paris, une exposition au Tokyo Photographic Art Museum (TOP), intitulée « Narrative Passages: Seiichi Motohashi and Robert Doisneau » réunit les deux maîtres, en un dialogue qui transcende la géographie et la langue.

Enfin ensemble

Le livre photo que Doisneau a offert à Motohashi, il y a bien des années, est exposé dans une vitrine à l’entrée – et la sensibilité, la chaleur du message manuscrit de Doisneau donnent le sentiment d’une heureuse rencontre : les deux hommes existent enfin ensemble, dans l’espace de leur medium de prédilection. « J’en suis très heureux, après tout ce temps », dit Motohashi, aujourd’hui âgé de 83 ans, dans une vidéo enregistrée pour l’exposition.

C’est la troisième fois que le TOP fait dialoguer un photographe japonais et un photographe français. En 2009, le musée a simultanément exposé Lhei Kimura et Henri Cartier-Bresson, et en 2013, Ueda Shoji et Jacques Henri Lartigue. L’accrochage de la présente exposition est simple, caractéristique d’une conversation entre les œuvres de deux artistes : cinq salles divisées en thèmes, avec des photographies de Doisneau d’un côté, et de Motohashi de l’autre. Ce type d’exposition peut sembler un peu fantaisiste, mettant en relation deux artistes vaguement apparentés. Mais lorsqu’elles sont bien organisées, elles permettent d’établir des parallèles entre des artistes qui se répondent tout en conservant leur individualité. 

« Quand je regarde les photos de Doisneau, mon imagination prend plusieurs directions »

Seiichi Motohashi

« Chemins Croisés » s’ouvre par des photographies de Doisneau illustrant les mines. Après avoir documenté les banlieues dans les années 1930, il est missionné par Renault, et devient le témoin des dures conditions de travail des ouvriers. En 1934, J Magazine lui commande un reportage sur les mines de charbon. Motohashi abordera un sujet similaire vingt ans plus tard, au milieu des années 1960, tissant des relations profondes avec les mineurs et leurs familles dans le nord du Japon, afin de documenter le scandale de leur niveau de vie, à une époque où l’industrie est en plein déclin. Et le spectateur de l’exposition est amené à comparer ces deux séries d’images sur un même thème. Les photographies de Doisneau sont douces, mélancoliques, tandis que celles de Motohashi sont empreintes d’une certaine effronterie. Mais ces deux séries d’œuvres sont aussi poétiques l’une que l’autre, le traitement de leur sujet dépassant le cadre de l’image.

Mine de charbon de Haboro, Haboro, Hokkaido, extrait de "La mine de charbon". 1968 © Motohashi Seiichi
Mine de charbon de Haboro, Hokkaido, extrait de “La mine de charbon”. 1968 © Motohashi Seiichi

L’exposition enchaîne sur différentes sections thématiques : le théâtre et le cirque, les rues et les marchés. C’est avec chaleur et humour que les photographes abordent leurs sujets, approchant tous deux le théâtre d’une manière ludique. Leurs expériences sur la perspective résultent en des sortes de trompe-l’œil, qui évoquent le cirque et ses interprètes. Il y également des échos subtils entre les rues de Tokyo et de Paris, leurs monuments emblématiques côtoyant les marchés animés du centre-ville. « Quand je regarde les photos de Doisneau, mon imagination prend plusieurs directions », écrit Motohashi dans le texte de présentation de l’exposition. « Il y a la banlieue parisienne, le cirque, et les gens qui travaillent sur les marchés. Les lieux sont différents en France, mais ils coïncident avec les paysages que j’ai vus au Japon. »

"Quatre épingles à cheveux, Saint-Sauvant" 1951 © Atelier Robert Doisneau / Contact
“Quatre épingles à cheveux, Saint-Sauvant” 1951 © Atelier Robert Doisneau / Contact
Cirque Pinder 1949 ©Atelier Robert Doisneau / Contact
Cirque Pinder 1949 ©Atelier Robert Doisneau / Contact
Cirque Kinoshita FutakoTamagawa-en, Tokyo 1980 © Motohashi Seiichi
Cirque Kinoshita FutakoTamagawa-en, Tokyo 1980 © Motohashi Seiichi

Dialogue visuel

L’exposition prend un tour différent à la fin, les photographes illustrant d’autres sujets. En même temps que Doisneau continue à documenter la banlieue parisienne, il expérimente la couleur et la photographie architecturale. Motohashi, quant à lui, illustre la vie d’un pêcheur de 82 ans dans le Japon rural, et une communauté dans les Alpes du Nord. Alors que les premières salles instaurent un dialogue profond entre les deux artistes, leurs liens semblent se relâcher vers la fin de l’exposition. Cependant, elle prend un sens nouveau : après tout, ce ne sont pas seulement leurs sujets qui rapprochent les deux photographes, mais aussi le soin et le respect avec lesquels ils les traitent.

"Bouchers mélomanes, Paris 1953 © Atelier Robert Doisneau / Contact 東京都写真美術館蔵 Collection du musée d'art photographique de Tokyo
“Bouchers mélomanes, Paris 1953 © Atelier Robert Doisneau / Contact 東京都写真美術館蔵 Collection du musée d’art photographique de Tokyo

 « J’ai conservé mon intention initiale, quels que soient les lieux où je me suis rendu , des mines de charbon jusqu’à Yonaguni, en passant par un abattoir, Trukiji et la Biélorussie », écrit Motohashi. « En d’autres termes, je n’ai pas réalisé d’images qui n’auraient pas plu aux gens que j’ai photographiés. » L’approche de Doisneau est bien illustrée par une anecdote, racontée par son ami, le poète français Jacques Prévert. En 1958, alors que Doisneau faisait un reportage sur les déplacements saisonniers des moutons, un camion a heurté un troupeau et a tué deux chiens de berger. « As-tu pris des photos ? », demande Prévert. « Non, j’ai consolé le berger », répond Doisneau. Plus tard, Prévert écrivit : « C’était comme si la vie, en un instant, avait fait un portrait de Doisneau. »

« J’ai l’impression d’avoir enfin rencontré mon propre Doisneau »

Seiichi Motohashi

Il est triste que ces deux grands artistes n’aient jamais pu se rencontrer. On imagine aisément les conversations qu’ils auraient eues. Mais les photographies sont également une forme d’échange, elles peuvent exprimer des émotions que les mots ne peuvent retranscrire.

Motohashi et Doisneau ont manqué l’occasion de se rencontrer il y a 22 ans, mais peut-être le destin a-t-il décidé que leur dialogue devait être visuel. Et comme le dit Motohashi, en conclusion de son texte de présentation : « J’ai l’impression d’avoir enfin rencontré mon propre Doisneau. »

« Motohashi Seiichi & Robert Doisneau, Chemins Croisés (Narrative Passages) », au Tokyo Photographic Art Museum, Japon, jusqu’au 24 septembre 2023.

Village de Kholoch'ye, Chechersk, Biélorussie 1993 ©Motohashi Seiichi
Village de Kholoch’ye, Chechersk, Biélorussie 1993 © Motohashi Seiichi

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