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Mer d’Aral, la mémoire effacée 

Le photographe Grégoire Eloy s’est rendu pendant plusieurs années en mer d’Aral, entre Ouzbékistan et Kazakhstan. Ressac est le récit sensoriel de cette tragédie environnementale, à la frontière de l’illusion et de l’oubli.

Un enfant marche au milieu du désert. Sous le regard de son grand oncle, ses mains parcourent la coque rouillée d’un rafiot que le temps a grignoté et le sable englouti. Au bout du voyage, l’étendue bleue. L’ancien ne l’a pas vu depuis 30 ans. Il accompagne son petit neveu de 13 ans pour lui montrer pour la première fois ce qu’il reste de la mer d’Aral, anéantie par la folie industrielle soviétique. Ces deux silhouettes qui avancent vers l’horizon infini viennent de Moynaq, un village de pêcheurs qui se trouvait autrefois au bord de l’eau. Il n’a désormais que le désert face à lui. Le bleu du large s’est retiré à plus de 200 km. Voici ce qu’il reste de ce qui était, il y a encore 60 ans, la quatrième plus vaste étendue lacustre au monde.

Dans son livre Ressac, le photographe Grégoire Eloy raconte l’histoire de cette disparition. Entre 2008 et 2013 et plusieurs voyages en Ouzbékistan et au Kazakhstan, il a partagé le quotidien de ces habitants et pêcheurs d’une mer mirage. Tout en témoignant de l’une des plus grandes catastrophes écologiques provoquées par l’Homme, son travail nous parle d’effacement, d’oubli et d’illusion, de l’eau comme d’une absente, d’une perte de repère au milieu d’une mer devenue désert

 « L’eau est une absente qui joue avec nos sens »

Dans la continuité de ses premiers reportages photographiques consacrés à l’héritage des États satellites de l’URSS – Les oubliés du pipeline – , Eloy s’est penché sur cette cicatrice environnementale de l’Union soviétique.

« Une statue ça se déboulonne, une mer ça ne se remplace pas »

Lorsque, dans la course à la culture de coton au début des années 1960 en Ouzbékistan et au Kazakhstan, les fleuves Amou-Daria et Syr-Daria ont été détournés pour irriguer les cultures via des canaux, entraînant un assèchement brutal. Dès 1970, la mer d’Aral perd 9/10e de ses plus de 67 000 km2, le taux de salinité explose, causant la mort de la plupart des espèces lacustres. Depuis, l’étendue a perdu 90% de sa surface. « C’est un héritage écologique encore visible, on ne peut pas revenir en arrière. Une statue ça se déboulonne, une mer ça ne se remplace pas », assène le photographe.

© Grégoire Eloy, Tendance Floue
© Grégoire Eloy, Tendance Floue

Ancien assistant de Stanley Greene et membre du collectif Tendance Floue, Grégoire Eloy a toujours conçu son travail sous l’angle d’une photographie d’auteur. Se pose alors un dilemme. « J’étais en lutte avec la question de la photo documentaire pure et dure. Je ne voulais pas faire un énième reportage noir et blanc sur ces bateaux rouillés de la mer d’Aral, ça ne me satisfaisait pas », explique-t-il. 

« Il y a cette illusion d’être debout sur le fond de la mer, sur les coquillages, avec ce même horizon à 360°, et rien autour »

A l’envie de témoigner s’ajoute une sensation que le photographe peinera à exprimer au début de son projet. Le temps long et ses voyages successifs lui apporteront la réponse. Il y a dans Ressac quelque chose d’intangible. « L’eau est une absente qui joue avec nos sens, que l’on pense voir à la tombée du jour, tel un mirage, là où il n’y a en vérité que sable et buissons à perte de vue. Comme si notre esprit s’accordait mal avec l’idée de la perte d’une mer », décrit Eloy dans son livre. 

© Grégoire Eloy, Ressac, Images Plurielles.
© Grégoire Eloy, Tendance Floue

Le travail de Ressac évoque ainsi la question plus profonde de l’effacement et de l’illusion, « du trouble de la disparition ». Ces épaves rouillées deviennent des reliques, quand elles ne sont pas démantelées pour revendre le métal. « Il y a cette illusion d’être debout sur le fond de la mer, sur les coquillages, avec ce même horizon à 360°, et rien autour. J’ai ressenti qu’il était question de l’effacement de la mémoire même de la mer », raconte le photographe. 

Depuis 2005, un maigre espoir subsiste pourtant. L’eau revient peu à peu grâce au barrage de Kokaral qui a permis le retour du poisson dans la partie nord de la mer, côté Kazakhstan. Mais qui a condamné à jamais la partie sud, en Ouzbékistan. Grégoire Eloy est allé à la rencontre de ces pêcheurs nomades qui campent près de l’eau car trop éloignée de leurs villages. D’autres prennent la voiture ou la moto chaque jour à travers les dunes de sable pour atteindre la mer. Leurs véhicules et leurs accoutrements leur donnent l’allure d’explorateurs d’un autre âge, entre désert et glace, quand l’hiver recouvre l’eau d’une épaisse banquise. 

Illusions perdues

Grégoire Eloy a poussé la notion de l’effacement jusque dans le tirage. L’image est comme délavée par la mer et le sel. Envahies par un blanc aveuglant, les photos sont rayées, abîmées, effacées, « comme une façon d’évoquer la disparition »

Les noir et blanc nous évoquent un temps révolu, de ces pêcheurs traditionnels dans leurs habitations de tôles, dans leurs frêles esquifs. L’illusion se trouve dans le temps et l’espace. L’esprit est perdu, la perception est brouillée. Même dans les tirages couleurs Grégoire Eloy poursuit ce trouble de la vision. Avec le tireur Fred Jourda de chez Picto, à Paris, il travaille sur l’idée d’un tirage couleur déjà à moitié effacé, « en pré-voilant le papier ».  

© Grégoire Eloy, Tendance Floue
© Grégoire Eloy, Tendance Floue

Ainsi « l’aviateur », comme il l’appelle, cet homme à la chapka noire et au pantalon bleu qui se tient droit sur la banquise, semble perdu au milieu de l’immensité de ce désert de glace. « En plein soleil et sur la banquise, la photo pourrait être une image de National Geographic : très saturée en bleu et en blanc. Mais je ne voulais pas ce rendu, je voulais montrer que la mer est là sans qu’on la voit », détaille Grégoire Eloy. 

 « Quand on roule en Ouzbékistan, on ne voit rien à part un horizon »

La glace n’est plus de glace, elle peut être désert de sel et se confond avec le ciel. L’effacement des repères est total. « Quand on roule en Ouzbékistan, on ne voit rien à part un horizon, c’est très troublant. » Et demeure toujours cette éternelle absente. Cette mer tant convoitée, aussi désirée qu’une oasis en plein désert

« J’ai toujours aimé le désert. On s’assoit sur une dune de sable. On ne voit rien. On n’entend rien. Et cependant quelque chose rayonne en silence… », écrivait Antoine de Saint-Exupéry dans Le Petit Prince. Chez Grégoire Eloy, la démarche est tout aussi sensorielle. « C’est une autre manière de témoigner », explique le photographe. « Cette approche a complètement répondu à mon dilemme. Il est question de ce que je ressens, j’y apporte une vision subjective du sujet. »

Ressac joue avec nos sens en même temps qu’il évoque et garde une trace d’une réalité environnementale tragique. Car jamais la mer d’Aral ne retrouvera sa surface d’antan, et peu à peu sa mémoire s’estompe, s’efface et s’évanouit comme un mirage.  

© Grégoire Eloy, Ressac, Images Plurielles.
© Grégoire Eloy, Tendance Floue

Ressac, éditions Images Plurielles, photographies et texte : Grégoire Eloy. 96 pages – 60 photographies en couleur et en N&B, format : 17 x 24 cm, 25€. 

© Grégoire Eloy, Ressac, Images Plurielles.
© Grégoire Eloy, Tendance Floue

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