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Promenade dans Paris avec Henri Cartier-Bresson

Promenade dans Paris avec Henri Cartier-Bresson

Un nouveau livre et une exposition se penchent sur la relation entre le photographe et Paris, la ville qu’il a aimée, quittée et où il est revenu inlassablement.

En mars 2020, la vie de la rue a fait une pause café. Entre les quarantaines et les confinements, le monde a vu les magasins fermer leurs portes, les restaurants empiler leurs chaises et le ballet chaotique de la rue être supplanté par des allers-retours masqués au marché ou à la pharmacie, le regard fixe. Alors que les restrictions s’assouplissent et que les rues du monde recommencent à danser, il semble approprié qu’un nouveau livre sur Henri Cartier-Bresson, ce photographe français à l’influence immense, se concentre sur sa vie de flâneur à Paris. Autrement dit, de connaisseur de la vie de la rue.

L’ouvrage Revoir Paris accompagne une exposition prévue de longue date au musée Carnavalet à Paris, et permet de réfléchir à la relation singulière que Cartier-Bresson a entretenue avec la ville. Sous la direction d’Agnès Sire, directrice artistique de la Fondation Henri Cartier-Bresson depuis son ouverture en 2003, et d’Anne de Mondenard, historienne de la photographie et conservatrice au musée Carnavalet, l’ouvrage présente 235 photos (et illustrations) que Cartier-Bresson a réalisées à Paris, dont certaines rarement vues et d’autres jamais exposées, ainsi que des textes éclairants sur, entre autres, son travail de portraitiste et la libération de la ville lumière. Avec ses photos de Parisiens fumant, s’embrassant, travaillant et manifestant, le livre incite de façon discrète et implicite ses photographes-lecteurs à réfléchir à la façon dont leur propre ville a pu influencer non seulement leur manière de créer des images, mais aussi leur façon de regarder.

Le lecteur attentif remarquera autre chose : sur les 256 pages de l’ouvrage, les mots « instant décisif » – expression associée à Cartier-Bresson – n’apparaissent que trois fois ; le terme « flâneur », en revanche, est employé à huit reprises. Pourquoi ? Pour des générations d’admirateurs et de collectionneurs, « l’instant décisif » est devenu le symbole d’une approche de la photographie qui arrête le temps et frappe au cœur, à la fois Graal photographique et état de plénitude. Pourtant, selon Agnès Sire, Cartier-Bresson lui-même « détestait cette idée. C’est certain. Il était horrifié à l’idée de devenir le pape de l’instant décisif ».

Juste avant le lancement du livre et à l’ouverture de l’exposition, Agnès Sire et Anne de Mondenard ont examiné attentivement six clichés du livre qui témoignent de la sensibilité de Cartier-Bresson, de son talent légendaire et de la façon dont ces images racontent la ville dans laquelle elles ont été réalisées.

La géométrie de l’instant

Si, comme l’écrit Agnès Sire, Cartier-Bresson « n’aimait rien tant que la poésie grise de la rue », il était aussi amoureux de la Seine – comme nombre de Parisiens – qui coule tranquillement à travers Paris. Le photographe a réalisé d’innombrables images, dont l’une de ses plus célèbres, montrant des Parisiens pique-niquant, pêchant et s’amusant sur ses larges berges. Ce cliché de 1955, est moins intime que certaines de ses autres photos plus célèbres du fleuve, mais il met en évidence un autre de ses talents caractéristiques : une perception de la géométrie de l’instant. Les trois rampes et les trois séries d’escaliers ressemblent au début d’un dessin d’Escher dans lequel trois couples se promènent. Dans un long entretien accordé à la journaliste américaine Sheila Turner au début des années 70, Cartier-Bresson parlait de son amour pour la capture de la géométrie inhérente à une scène : « C’est un plaisir sensuel – et en même temps un plaisir intellectuel – d’avoir tout à la bonne place. C’est la reconnaissance d’un ordre qui se trouve devant vous. » Et comme le fait justement remarquer Anne de Mondenard, Paris, avec ses immeubles serrés et ses rues étroites, a fourni un théâtre parfait qui convenait à l’attirance que Cartier-Bresson avait pour la géométrie.

La redécouverte de Paris

Place de la Bastille, 1953, Collection du musée Carnavalet – Histoire de Paris© Fondation Henri Cartier-Bresson/Magnum Photos

Cartier-Bresson a quitté Paris durant de longues périodes, dont un voyage de trois ans en Asie, une année au Mexique et des séjours prolongés en Espagne, en Italie, en Amérique et en Union soviétique.  (« Il détestait faire de courts voyages », explique Agnès Sire, en employant un d’euphémisme. « Il n’aimait pas du tout ça »). Et si ces voyages ont permis à Cartier-Bresson de réaliser certaines de ses images les plus célèbres, ils lui ont également offert un autre cadeau : il revenait toujours à Paris avec, pour reprendre les termes d’Agnès Sire, « des yeux rafraîchis ». Sur cette photo, prise en 1953, peu de temps après son retour d’Asie, il surprend un artiste de rue en pleine action, un jet de flammes s’échappant de ses lèvres. Mais la magie de la photo – et la preuve de l’œil intelligent et intuitif de Cartier-Bresson – réside dans le fait que le bras tendu du cracheur de feu fait écho à celui de l’ange perché au sommet de la colonne de pierre.  A Sheila Turner, Cartier-Bresson parlera de la différence entre prendre des photos chez lui et dans des lieux plus exotiques : « Intéresser les gens dans des lieux lointains, les choquer, les ravir, n’est pas très difficile. » Puis il a ajouté : « Le plus difficile, c’est dans son propre pays. » Avant de conclure : « Dans les endroits où je suis tout le temps, j’en sais trop et pas assez. »

Un pas de géant

Place de l’Europe, behind the gare Saint Lazare, 1932, Collection du musée Carnavalet – Histoire de Paris © Fondation Henri Cartier-Bresson/Magnum Photos

Un jour de 1932, juste derrière la gare Saint-Lazare, Cartier-Bresson a passé son appareil photo à travers une clôture et a pris ce cliché que l’on intitule souvent, à tort, « l’instant décisif ». Le titre français du livre de 1952 dans lequel la photo a été publiée – sous une magnifique couverture de Matisse, ami proche de HCB – est : Images à la Sauvette. Mais, selon Agnès Sire, l’éditeur américain du livre chez Simon & Schuster ne l’aimait pas trop. Il a tiré un fragment d’une citation que Cartier-Bresson avait utilisée dans l’avant-propos du livre et l’a transformé en titre. Le grand photographe n’était pas content. Au lieu d’être le pape de l’instant décisif, poursuit Agnès Sire, il aurait préféré être « le pape de l’inconscient ». Dans Revoir Paris, elle le cite en ces termes : « C’est au surréalisme que je fais allégeance, car il m’a appris à laisser l’objectif de l’appareil photo fouiller dans les décombres de l’inconscient et du hasard. »

Titre mis à part, l’image elle-même est un chef-d’œuvre de timing et de rime visuelle (les jambes de l’homme faisant écho à celles du danseur bondissant sur l’affiche accrochée au mur derrière lui). Agnès Sire la qualifie de « monument d’équilibre et d’harmonie, sans parler de la capacité inégalée de Cartier-Bresson à anticiper un moment avant qu’il ne se déroule réellement sous ses yeux. » Agnès Sire considère cette photo comme un exemple de ce qu’elle appelle une « composition d’action » qui montre « une tension entre improvisation et concentration ».  C’est également une des rares images de HCB recadrée en raison des barreaux de cette satanée clôture. Agnès Sire, bien sûr, a vu cette image des milliers de fois et pourtant, elle en parle toujours avec passion : « Elle a été prise comme s’il était aveugle, car il y avait une barrière devant son appareil photo. Il ne pouvait pas voir complètement ce qu’il photographiait, ce qui signifie que son cerveau a intégré la géométrie », en un instant.

Paris brûle

Liberation of Paris, 25 August 1944, Collection Fondation Henri Cartier-Bresson © Fondation Henri Cartier-Bresson/Magnum Photos

Pendant la Seconde Guerre mondiale, Cartier-Bresson, caporal dans l’unité cinématographique et photographique de l’armée française, est capturé et fait prisonnier pendant près de trois ans. Il tente à deux reprises de s’évader du camp de travail nazi avant d’y parvenir. Cette image, réalisée lors de la libération de Paris le 25 août 1944, n’est, selon Anne de Mondenard, « pas du tout le type de photo qu’il prenait habituellement » – c’est-à-dire ni intime, ni pétrie de géométrie ou d’étincelles visuelles entre les éléments – « mais il l’a gardée parce qu’il avait le sentiment qu’il était très important de situer l’événement. » Agnès Sire décrit cette scène de chaos: « il était assez compliqué de photographier cette fameuse journée. Les [photographes] étaient organisés en groupes » couvrant l’action dans différents endroits de la ville. « Ils n’avaient pas assez de pellicules. Alors un type en apportait aux différents groupes… Ils ne savaient pas ce qui allait se passer dans la minute d’après. Cartier-Bresson vivra plus tard dans un appartement qui surplombe le musée du Louvre et le jardin des Tuileries, offrant ce genre de vue panoramique sur la ville qu’il aimait.

Focus sur les gens

Bookseller by the Seine, 1952, Collection Fondation Henri Cartier-Bresson © Fondation Henri Cartier-Bresson/Magnum Photos

À 23 ans, Cartier-Bresson emprunte de l’argent à son père et achète un Leica 1 (numéro de série 20562, pour les amateurs). Selon Revoir Paris, HCB qui, jusqu’alors, avait nourri sa créativité par la peinture et le dessin, a déclaré qu’« il est devenu photographe en saisissant le Leica ». Cet appareil portatif léger et rapide lui permettra de se déplacer facilement – presque de danser – dans les rues et de prendre des photos sur le vif sans se faire remarquer. Cette image de 1952 d’un bouquiniste sur fond de cathédrale est « relativement méconnue », détaille Anne de Mondenard. « Nous l’avons découverte dans la collection de la fondation. Elle n’avait jamais été publiée auparavant. » (L’exposition, précise Agnès Sire, présente des documents, des tirages vintages et des lettres « qui n’étaient pas accessibles au public ou aux chercheurs du vivant de HCB »). Même pour cette œuvre peu connue et classique, la signature de Cartier-Bresson est présente : l’angle des livres inclinés fait écho aux contreforts de l’église ainsi qu’à l’auvent en porte-à-faux du stand de livres. Mais l’image montre aussi comment Cartier-Bresson positionne les gens dans ses cadres, et pourquoi. « À Paris, comme ailleurs », écrivent les auteurs du livre, « ce sont les êtres humains qui l’intéressaient… Il utilisait les personnages comme base de composition de l’image, à des distances variables mais jamais en gros plan. Il n’ignorait pas la ville, mais elle était toujours présente en arrière-plan. » Ils poursuivent en citant le photographe dans une interview de 1951 : « Je me sers de ce décor pour positionner mes acteurs, pour leur accorder l’importance qui leur revient, pour les traiter avec le respect qui leur est dû. » Pour Cartier-Bresson, il était avant tout question des gens, du cœur humain.

Portrait du philosophe

Connu pour sa façon de rôder dans les rues comme un chat, Cartier-Bresson a également réalisé un certain nombre de portraits extraordinairement intimes. Il trouvait ces images difficiles à réaliser : « Vous devez placer votre appareil photo entre la peau d’une personne et sa chemise, ce qui n’est pas très facile », a t-il expliqué à la journaliste Sheila Turner. Ce portrait de 1945 du célèbre philosophe français Jean-Paul Sartre en est un parfait exemple. Sur un fond de brume, Sartre discute avec un célèbre architecte tout en fumant sa pipe – dont le tuyau s’aligne parfaitement avec la balustrade – mais une partie de la tension de l’image vient du fait que nous ne savons pas si Sartre est conscient ou non de la présence de Cartier-Bresson. « [Cartier-Bresson] m’a raconté un jour une histoire », se souvient Agnès Sire, qui a connu le photographe pendant 23 ans. « Alors qu’il photographiait [le créateur et icône de la mode] Yves Saint-Laurent dans son appartement, le créateur regardait tout autour de lui pendant, disons, 15 minutes. Saint-Laurent était vraiment, vraiment nerveux et a fini par demander : « Quand fait-on la photo ? » Et Cartier-Bresson de répondre : « C’est fait. Je l’ai prise il y a longtemps. »

Par Bill Shapiro

Bill Shapiro est l’ancien rédacteur en chef du magazine LIFE. Sur Instagram, il s’appelle @billshapiro.

« Henri Cartier-Bresson, Revoir Paris », jusqu’au 31 octobre 2021, au musée Carnavalet à Paris.

Revoir Paris, édité par Agnès Sire et Anne de Mondenard, 40€.

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