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Sur les traces d’un médecin de campagne de l’Indiana

Sur les traces d’un médecin de campagne de l’Indiana

Avec son nouveau livre Night Calls, Rebecca Norris Webb s’inspire de l’ouvrage emblématique du photojournaliste W. Eugene Smith et nous emmène sur les traces de son père médecin de campagne.

L’Américaine Rebecca Norris Webb a grandi dans les paysages vallonnés du comté de Rush, dans l’Indiana. Une enfance introvertie, dont elle se remémore les joies et les moments de solitude. « Mon esprit rêveur s’est formé dans les branches basses des érables à sucre et des sycomores », raconte la photographe. « Bien à l’abri, j’observais les jeux de lumière dans les feuillages et c’est sans doute là que j’en ai tant appris sur l’éclairage. Je flotte entre ciel et atmosphère mélancolique, c’est ma manière de voir. »

Sous ce vaste ciel, il y a pourtant un univers plus sombre et déroutant, auquel les paysans sont souvent confrontés. Rebecca Norris Webb, qui est fille d’un médecin de campagne, décrit ainsi la réalité sans concession du cycle de la vie. « La mort et la souffrance étaient bien présentes, elles aussi, avec le fermier, mort dans un accident de tracteur ; le garçon boiteux, atteint de tuberculose ; la fille d’un des patients de mon père, assassinée, victime de la haine raciale… »

La photographe, d’une profonde sensibilité, a toujours aimé la poésie, sans pour autant manier brillamment les mots, même après de belles études. Déterminée à trouver une autre façon d’interpréter la vie, elle s’achète un appareil photo au milieu des années 1980 et voyage pendant un an. En plus de ses images, elle espère pouvoir se remettre à écrire dès son retour.

Night Calls © Rebecca Norris Webb
Night Calls © Rebecca Norris Webb

« En fin de compte, je suis tombée amoureuse de la photographie. J’ai compris que mon désir poétique pouvait s’exprimer avec la vue », explique Rebecca Norris Webb. Elle va alors étudier à l’International Center of Photography, à New York, et tombe sur l’essai photographique Country Doctor, l’œuvre emblématique de W. Eugene Smith, publiée en 1948 par LIFE magazine. Avec cette série, Smith, dont le principe est de « se fondre dans le papier peint », raconte l’histoire du Dr. Ernest Ceriani. L’homme, à chaque heure du jour et de la nuit, s’épuise alors à soigner une population de plus de 2 000 âmes à Kremmling, petite bourgade nichée au coeur des Montagnes Rocheuses dans le Colorado.

« Il n’avait que quelques années de plus que mon père et comme lui, portait un feutre », raconte Norris Webb. « Je me suis demandé comment une femme raconterait cette histoire, surtout si elle était la fille du médecin. » Des années plus tard, elle partira sur les traces de son père, pour réaliser les images de son livre Night Calls (Radius), qui vient de paraitre.

Au stylo et à l’encre

Night Calls © Rebecca Norris Webb

Jeune photographe, Norris Webb se souvient d’avoir découvert les clichés de Dorothea Lange pour la première fois au Museum of Modern Art. Elle aime les légendes assez longues qui, au dessous des photos, donnent de précieuses informations et viennent les compléter avec subtilité. Un mariage de l’image et du texte qui lui va si bien.

« J’ai compris en travaillant sur Night Calls que ce livre était une conversation visuelle avec mon père, et j’ai commencé à m’adresser à lui directement », raconte Norris Webb, en évoquant les lettres manuscrites parsemées d’un bout à l’autre de l’ouvrage, une approche qui s’inspire des travaux d’Emily Dickinson, poétesse américaine du 19e siècle.

Night Calls © Rebecca Norris Webb

« Pendant mon enfance dans le comté de Rush, j’avais appris ses poèmes par cœur, y compris ‘Tell all the Truth but tell it slant’ [dire toute la vérité, mais en oblique]. Quand je lisais sa correspondance, j’étais fascinée par la façon dont certains passages pouvaient se muer directement en poésie. Je me souviens de cette note minimaliste écrite à son père : ‘Cher Père – Emily’. Était-ce un poème ou une lettre qu’elle n’avait pas envoyée ? Ou les deux ? Night Calls est probablement ce que j’ai pu réaliser de plus proche. »

Ensemble, pour l’éternité

Pour cet ouvrage, Rebecca Norris Webb suit non seulement l’itinéraire de son père, mais également son rythme de travail. Elle prend ses photos en grande partie la nuit et au petit matin, à l’heure où certains viennent au monde alors que d’autres le quittent. Bien des routes du comté de Rush suivent le dessin d’une grille. Mais la photographe a une affinité particulière pour les chemins sinueux comme celui de la Blue River Road, qui longe une rivière bordée de terres agricoles. C’est dans une de ces fermes que son père a grandi et que des générations entières de sa famille, des Quaker, ont vécu.

Night Calls © Rebecca Norris Webb

Elle emprunte ces routes gravillonnées à chaque occasion. La Benson Road par exemple lui rappelle les balades dominicales qu’elle faisait en famille, dans le vieux break bleu, un Rambler bicolore. Atteinte de cécité nocturne en vieillissant et pour mieux maîtriser les virages dans l’obscurité, surtout par mauvais temps, elle suit les rangées d’érables qui s’épanouissent sur les rives.

Norris Webb partage aussi l’engouement de son père pour les orages. Les nuits où les cieux zébrés d’éclairs déversent des pluies torrentielles, elle l’imagine là, près d’elle, dans le siège passager, avec son sac photo entre eux au lieu de la mallette de médecin en cuir noir. 

Night Calls © Rebecca Norris Webb

Visites à domicile

Bientôt il faudra réaliser les portraits des anciens patients de son père, mais Rebecca Norris Webb attend sagement que la meilleure approche se présente. C’est ainsi qu’elle apprend que le célèbre photographe August Sander, pour rendre visite aux fermiers de la campagne allemande et les photographier dans leur environnement, s’est glissé dans la peau d’un médecin de campagne.

Plus tard, alors qu’elle se trouve chez Suanne Sloan Evans, que son père a mise au monde vers la fin des années 1950, elle adopte la même douceur que lui, ne parle peu, convaincue que la véritable écoute passe par le silence.

Night Calls © Rebecca Norris Webb
Night Calls © Rebecca Norris Webb

« Je travaillais au portrait de Suanne, et je lui ai demandé de se laisser aller », raconte t-elle. « Son regard rêveur m’a frappée et je lui ai demandé à quoi elle avait pensé pendant que je la photographiais. ‘J’avais cinq ans, et je me suis coupé le genou, m’at-t-elle répondu. Et votre père m’a tenue dans ses bras tout le long du chemin, jusqu’à l’hôpital’. »

Nouveau départ

La série Night Calls est une sorte de retour à la maison, à la recherche d’une époque révolue, un hommage à un mode de vie disparu. « Quand j’étais sur les routes désertes, à l’aube, j’imaginais toute sa fatigue, après ses longues heures de travail. Je pensais au fardeau émotionnel qui devait peser sur lui, qui soulageait la souffrance de tant d’autres », se souvient Rebecca Norris Webb.

Night Calls © Rebecca Norris Webb

« Mon esprit vagabondait souvent, car le petit matin est mon heure favorite pour écrire des poèmes. Comme mon père, je suis attirée par les seuils. À moitié endormie au volant, sur la Blue River Road, les lettres que je voulais lui écrire me venaient tout naturellement : ‘tu m’as appris à accepter tout ce qui se présentait sur notre seuil, une mesure de maïs, deux beaux steaks ou tes bonbons préférés, et aussi toute la souffrance que nous portons tous, presque dissimulée, mais trahie par ce petit quelque chose dans le regard’. »

Par Miss Rosen

Miss Rosen est journaliste spécialisée en art, photographie et culture, et vit à New York. Ses écrits ont été publiés dans des livres, des magazines et des sites web, dont Time, Vogue, Artsy, Aperture, Dazed et Vice, entre autres.

Night Calls
$50,00
Radius Books
Livre disponible ici.

Night Calls © Rebecca Norris Webb

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