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Trésors et bric-à-brac

Quels bibelots Robert Frank et Todd Webb ont-ils gardés pendant des décennies, et pourquoi ? Découvrez ce qui se cache derrière ces objets.

Que peuvent nous apprendre, à propos d’un grand photographe, une chaise de bureau abîmée, une vieille machine à écrire et une boussole qui a beaucoup vécu ? Quantité de choses, en fait. Si les photos de Robert Frank et de Todd Webb nous parlent fidèlement de leurs démarches et leurs valeurs, il se trouve curieusement qu’un certain nombre d’éléments ne se révèlent qu’à travers le bric-à-brac qu’ils ont accumulé durant des décennies. À l’occasion de l’exposition des œuvres de Frank et de Todd qui ouvre ses portes au Museum of Fine Arts de Houston, jetons un regard sur les histoires surprenantes que nous racontent ces objets.

La chaise de bureau de Robert Frank

Chaise de Robert Frank © Travis Brown
Chaise de Robert Frank © Travis Brown

Durant des années, Frank s’est assis sur cette chaise, dans son appartement de la rue Bleecker lorsqu’il faisait du montage, écrivait et créait. Le photographe légendaire ne pouvait-il se permettre d’acheter une chaise neuve, quand celle-ci tombait littéralement en pièces ? Bien sûr que si. Mais voulait-il perdre une heure à faire du shopping pour en trouver une, quand il pouvait consacrer ce temps à son travail ? Certainement pas. Cette chaise visiblement abîmée, avec la profonde déchirure de sa couture, illustre parfaitement les valeurs fondamentales de Frank : d’abord il y a l’art, ensuite il y a l’art, et l’art encore, en troisième lieu. 

Crânes, Santa Fe, et Georgia O’Keeffe 

Avec l'aimable autorisation des archives Todd Webb
Avec l’aimable autorisation des archives Todd Webb

En 1946, peu de temps après que Webb a emménagé à New York, Alfred Stieglitz, qui était alors l’une des plus grandes figures du monde de la photographie, a pris le jeune photographe sous son aile. C’est ainsi que Webb a fait la connaissance de la femme de Stieglitz, une artiste prometteuse nommée Georgia O’Keeffe. Tous deux deviendraient des amis proches : non seulement elle a rédigé une recommandation pour la candidature de Webb à la bourse Guggenheim (voir ci-dessous), mais vers la fin de son voyage en 1955, il a passé trois semaines chez elle à Abiquiu, au Nouveau-Mexique, où elle s’était installée six ans plus tôt.

En 1961, Webb et sa femme Lucille ont même déménagé de New York à Santa Fe pour être plus près de O’Keeffe. Un jour, elle a donné à Webb ce crâne de vache, un objet qu’elle a représenté maintes et maintes fois au cours de sa carrière. Betsy Evans Hunt, amie de Webb – et sa « fille adoptive », selon ses propres mots -, qui deviendrait son exécutrice testamentaire et la directrice exécutive des archives Todd Webb, affirme que le crâne témoigne du temps que Webb a passé dans le Sud-Ouest et de sa relation profonde (mais platonique) avec O’Keeffe.

C’est Webb, dit Evans Hunt, « qui a aidé Georgia à choisir son premier appareil 35 mm et lui a montré comment l’utiliser. Ils allaient prendre des photos ensemble, puis Todd développait et tirait ses photos ». Par ailleurs, Webb a réalisé de merveilleuses images de la célèbre peintre. « Todd avait une grande admiration pour l’esprit indépendant de Georgia et aussi pour son talent », raconte Evans Hunt. « Ils se comprenaient, au sens fort du terme. »

La machine à écrire de Todd Webb

Avec l'aimable autorisation de Todd Webb Archive
Avec l’aimable autorisation des archives Todd Webb

Todd Webb était un photographe brillant, mais il était aussi un écrivain prolifique et plein d’humour. C’était une activité qu’il aimait visiblement : durant 50 ans, de 1946 à 1996, Webb a tenu un journal, tapant presque quotidiennement (il a rempli 3033 pages) sur du papier pelure. De nombreuses entrées ont été tapées sur sa machine écrire Olympia Werke AG de 1956, fabriquée en Allemagne de l’Ouest et probablement achetée par Webb dans un magasin de West Street, au centre-ville de New York. Aujourd’hui, c’est Evans Hunt qui en est le propriétaire, ainsi que de nombreux autres objets ayant appartenu à Webb et à sa femme Lucille.

L’Olympia est un objet réellement particulier, en ce que le journal de Webb offre de riches informations sur la carrière du photographe. Ce journal comptait beaucoup pour Webb selon Sam Walker, le responsable des archives, car « Todd avait décidé qu’en tant que photographe, il allait prendre au sérieux la tâche d’être un observateur. C’était une extension rigoureuse et consciente de sa pratique photographique ». Avec honnêteté, Webb détaille les problèmes qu’il rencontre dans son travail ainsi que ses réussites.

Il parle également de son quotidien (« Dîné avec Ferd à l’Automat. Je suis rentré à 21 heures. J’ai quelques tirages à faire ») et de ses amis photographes, qui comptent parmi les plus grands noms de l’histoire de la photographie, de Helen Levitt et Berenice Abbott aux photographes de la FSA (Farm Security Administration) John Vachon et Russell Lee ; et il détaille aussi ses échanges avec Gordon Parks (qui a un jour prêté à Webb son Rollei), Henri Cartier-Bresson et Dorothea Lange. À certains moments, dit Evans Hunt, le journal est « un peu salé » (lorsqu’il critique divers photographes new-yorkais pour leur arrogance) et « un peu épicé » (lorsqu’il  évoque sa vie amoureuse). 

Voici un aperçu de l’écriture de Webb, datant de mars 1946 : « J’ai fait un portrait d'[Alfred] Stieglitz aujourd’hui… Pendant que nous parlions d'[Ansel] Adams, il m’a dit qu’il y avait quelque chose dans mes photographies qui était absent de celles d’Ansel. Je n’ai pas osé lui demander quoi, mais il me l’a dit quand même : “Il y a de la tendresse dans vos images”. »

Une critique en 88 mots de The Americans

Revue des Américains Durham Morn herald © The June Leaf and Robert Frank Foundation
Revue des Américains Durham Morn herald © The June Leaf and Robert Frank Foundation / Avec l’aimable autorisation du Museum of Fine Arts de Houston

Il est notoire que The Americans a été extrêmement mal reçu en 1959, lors de sa parution aux Etats-Unis – voir l’article malavisé du Popular Photography, à propos de ce qui est peut-être le plus grand livre photo de tous les temps. On lui reproche « son flou, son grain, ses expositions troubles, ses horizons obliques et son manque de rigueur général ».

Lorsque Lisa Volpe, commissaire de l’exposition « Robert Frank and Todd Webb : Across America, 1955 »  a exploré les archives de la June Leaf and Robert Frank Foundation, elle n’a trouvé aucune des (nombreuses) critiques négatives de journaux et de magazines dans les dossiers du grand photographe, mais elle a découvert cet article du Durham Morning Herald (Caroline du Nord) qui a été publié dans le petit journal plus d’un an après la parution du livre.

« Ses photos sont à la fois robustes, tristes, réconfortantes et joyeuses », dit notamment l’article, « de brèves tranches de vie d’un pays qu’il a visiblement et profondément compris. » Volpe a été surprise et ravie de cette découverte. « Qui sait comment il l’a obtenue », m’a-t-elle dit, « mais il a conservé cette petite critique du livre, et cela, je pense, montre qu’il reconnaissait quand quelqu’un avait raison. »

La vieille boussole de Webb

Avec l'aimable autorisation des archives Todd Webb
Avec l’aimable autorisation des archives Todd Webb

Cette boussole ancienne, l’un des objets les plus précieux que Webb tenait de sa famille, appartenait à l’un de ses ancêtres quakers qui, en 1806, avait fui les persécutions en Pennsylvanie pour aller s’installer au Canada. Evans Hunt pense que Webb l’a emportée avec lui lors de son voyage à travers l’Amérique en 1955. Alors que Robert Frank se réjouissait des hasards de la route – se perdre faisait partie de sa démarche créatrice -, Webb planifiait son itinéraire dans les moindres détails. Les directions avaient de l’importance et se perdre n’était pas au programme.

En fait, Webb a fidèlement suivi la route que lui indiquaient les journaux des pionniers qu’il avait étudiés. « Il savait où il allait séjourner », dit Evans Hunt, « où il allait faire envoyer son courrier, et combien de temps il lui faudrait pour marcher d’un endroit à un autre. » L’approche de Webb de son travail photographique – lente, méticuleuse, réfléchie, – ressemblait à son approche du voyage, et la boussole en est le symbole.

Il est également intéressant de noter, dit Walker, que l’année suivante, après que Webb et Frank eurent exploré l’Amérique, on a vu se construire un vaste réseau autoroutier inter-États, annonçant la fin du régionalisme. Ces autoroutes ont également rendu plus difficile de se perdre. 

Candidatures concurrentes

Avec l'aimable autorisation de Todd Webb Archive et de la June Leaf and Robert Frank Foundation.
Avec l’aimable autorisation de Todd Webb Archive et de la June Leaf and Robert Frank Foundation.
Frank's Guggenheim Application © Reproductions avec l'aimable autorisation du Museum of Fine Arts, Houston.
Frank’s Guggenheim Application © Reproductions avec l’aimable autorisation du Museum of Fine Arts, Houston.
© Reproductions courtesy of Museum of Fine Arts, Houston
Lettre de recommandation écrite par Georgia O’Keeffe. Reproduction avec l’aimable autorisation du Museum of Fine Arts, Houston

Alors que la demande de bourse Guggenheim de Robert Frank se composait de deux maigres pages à double interligne décrivant ce qu’il comptait faire de manière très minimale (« Je souhaite continuer, développer et élargir le type de travail que j’ai en cours…»), les six pages dactylographiées en interligne simple de Todd Webb présentaient un plan de son projet détaillé et passionné. Selon la description de Volpe, Webb y a inclus « le planning de son itinéraire, de ses haltes, une description d’une page complète de ses réalisations photographiques, et un budget détaillé ».

C’est sans doute que Webb avait presque 50 tandis que Frank en avait seulement 29 ; mais comme l’écrit Volpe dans le catalogue de l’exposition, sa demande était « révélatrice de son caractère prudent et stable ». Les deux demandes comportaient des lettres de recommandation prestigieuses : pour Webb, Walker Evans, Georgia O’Keeffe et Edward Steichen ; pour Frank, Alexey Brodovitch, le légendaire directeur artistique de Harper’s Bazaar, Alexander Lieberman de Vogue – sans oublier Walker Evans, qui le soutenait… comme il soutenait son concurrent.