Blind Magazine : photography at first sight
Photography at first sight
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Pourquoi les photographes doivent-ils apprendre à conduire des entretiens ?

Pourquoi les photographes doivent-ils apprendre à conduire des entretiens ?

Nous photographes tendons à communiquer avec des images. C’est pourquoi nous devons également devenir de bons intervieweurs.

Savoir poser des questions est essentiel dans les phases de pré-production et de production de la plupart des projets photographiques. Peut-être travaillez-vous sur un projet artistique ou quelque chose de plutôt personnel, mais vous pouvez être sûr que les notions que je vais vous exposer, empruntées au journalisme, vous seront néanmoins utiles.

Dans le cadre de mon tout premier projet photographique, Broken Screen, j’ai interviewé des non-voyants sur leurs expériences lorsqu’ils vivent au sein d’une société faite pour les voyants. Cet enregistrement sonore est un montage rudimentaire de leurs réponses (2012).

Pré-production du projet

Lorsque vous faites des recherches sur un sujet, vous lisez et recoupez différentes sources, mais à ce stade, il est toujours essentiel de discuter avec quelqu’un dont les connaissances peuvent compléter ou corroborer le résultat de vos recherches.

Selon la nature du projet, vous pouvez vous entretenir avec un porte-parole, un psychologue, un militant, un médecin, toute personne susceptible de vous aider à progresser dans vos recherches. Ce genre d’entretien peut se dérouler au téléphone, en passant en revue une liste de questions, et vous donner une idée plus précise de la manière et de l’endroit où trouver les personnes que vous souhaitez photographier, et des lieux qu’il est judicieux d’inclure dans votre travail visuel.

Les informations que vous avez recueillies jusqu’à ce stade vous aident à rédiger un argumentaire (pour les publications) ou une déclaration de projet (pour le monde de l’art). Dans les deux cas, il s’agit d’un texte court qui indique sur quoi vous allez travailler, pourquoi c’est pertinent et quel message vous voulez faire passer.

La rédaction de ce texte vous sort des concepts vagues et nébuleux que vous aviez en tête pour vous aider à comprendre ce que vous voulez faire dans la pratique. Parfois, passer d’un sujet à la définition de votre angle sur le sujet, comprendre quelle est LA question principale derrière un projet, est la tâche la plus difficile, et une fois que vous l’avez trouvée, vous en êtes déjà à la moitié du travail.

Laurence Cornet, journaliste et éditrice photo, est interviewée sur son implication dans l’association Dysturb par des lycéens de Normandie pour leur radio scolaire, après une conférence sur l’éducation aux médias qu’elle et moi avons tenue à l’école pour Dysturb. © Gaia Squarci

Que cherchez-vous ?

Les raisons pour lesquelles vous pourriez vouloir interviewer certaines des personnes impliquées dans votre projet peuvent être diverses.

● Recueillir des informations.

● Obtenir des citations, des anecdotes. Par exemple, vous pouvez connaître certains faits liés à l’histoire, mais vous voulez les entendre du point de vue de la personne que vous photographiez.

● Étude des émotions/de la personnalité. Les mots pourraient communiquer au spectateur/auditeur un message qui renforce ou contredit ce que le sujet exprime par le langage corporel. Si vous travaillez également avec de l’audio ou de la vidéo, l’intonation, les silences, l’accent contribuent activement aux nuances de l’œuvre.

Même si vous avez l’intention d’utiliser uniquement la photographie, ou la photo et les citations écrites, je vous suggère de toujours enregistrer les interviews, au moins en audio. De cette façon, vous pourrez vous concentrer sur la conversation avec la personne interrogée au lieu de vous battre avec vos notes, et si vous avez un bon enregistrement, vous pourrez potentiellement utiliser la piste audio comme partie intégrante de l’œuvre elle-même, au cas où vous changeriez d’avis et voudriez ajouter une dimension multimédia à l’œuvre.

Dans son projet The Ameriguns, Gabriele Galimberti a fait le portrait de citoyens américains qui possèdent un grand nombre d’armes à feu. Les portraits eux-mêmes sont saisissants, montrant des individus ou des familles entières posant fièrement, entourés d’une farandole soigneusement agencée de leurs innombrables armes. Mais ce qui rend le projet nuancé et pertinent pour le débat sur le contrôle des armes à feu aux États-Unis, ce sont les informations recueillies par Galimberti lors des interviews, ainsi que les motivations et les histoires des personnages qu’il inclut dans les légendes.

« Je n’ai pas la moindre intention de survivre à ta mère. »
Extrait de Dance for No Reason, un projet à long terme sur mes parents. © Gaia Squarci

Sur le même sujet, l’artiste JR a travaillé sur un collage web interactif pour Time Magazine intitulé Guns in America, invitant 245 personnes dans un studio pour des portraits mis en scène, et leur posant des questions tirées de leurs expériences de vie liées aux armes à feu. Sur la page web, les individus forment une grande foule, polarisée entre ceux qui sont pour et ceux qui sont contre. Le spectateur peut cliquer sur leurs portraits individuels au sein de la foule et écouter des fragments audios de leurs interviews.

Pour un projet photographique, le matériel obtenu à partir d’interviews doit être radicalement édulcoré. La plupart du temps, j’interviewe les personnes pendant 45 minutes à 1 heure, et je peux n’utiliser qu’une courte citation écrite ou un morceau audio d’une minute. Parfois, une interview peut même être réduite à une seule question. Dans sa série Blind, Sophie Calle pose la même question à un certain nombre de personnes nées aveugles : « Quelle est votre image de la beauté ? » Elle réalise un portrait de chacune d’elles, puis prend d’autres photos pour donner une forme visuelle à leurs réponses. Dans son livre The Notion of Family, Latoya Ruby Frazier note les dialogues qu’elle a avec sa mère sur leur relation. « Que vois-tu quand tu me regardes ? », lui demande-t-elle.

Une photographie de moi filmant une interview menée par Peter van Agtmael avec Lyniece, mère d’une femme transsexuelle assassinée par son dealer après avoir été forcée par la police à collaborer comme informateur sous couverture. À Detroit pour le reportage multimédia du New Yorker Treasure, Thrown Away. © Peter van Agtmael / Magnum Photos

Qu’est-ce qui fait qu’une interview est réussie ?

Je suis satisfait d’une interview lorsque je découvre quelque chose de pertinent que je ne savais pas, que je n’attendais pas et que je ne cherchais peut-être pas. J’aime quand cela m’aide à créer un lien avec les personnes que je photographie, quand cela me fournit des citations fortes et me donne éventuellement des idées de nouvelles images pour le même travail.

Être interviewé est également une expérience que je conseille à tout le monde. Comme dans le cas d’une thérapie, les bonnes questions peuvent faire ressortir des choses sur vous-même dont vous n’aviez pas pleinement conscience, et si vous travaillez sur un projet, elles peuvent vous aider à concrétiser vos objectifs.

Un collègue qui a beaucoup travaillé dans des zones de guerre m’a raconté un jour que, alors photographe de 24 ans en quête d’affirmation, il avait annoncé à ses parents qu’il partait pour la première fois en Irak. Ils l’avaient vu venir, et ils ont insisté pour l’interroger sur ses motivations, en enregistrant ses réponses. S’il fut perplexe sur le moment, en revoyant l’interview des années plus tard, il admit que cette étape avait été fondamentale pour trouver des réponses complexes en lui-même, et qu’elle avait inspiré une grande partie de son travail par la suite.

Dans le prochain article, publié la semaine prochaine, je vous expliquerai comment mener une interview et comment poser des questions.

Par Gaia Squarci

Gaia Squarci est photographe, et partage son temps entre Milan et New York, où elle enseigne le multimédia à l’International Center of Photography. Son travail a été publié, entre autres, dans le New York Times, le New Yorker, Time Magazine, Vogue, The Guardian et Der Spiegel.

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