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Arlene Gottfried, chronique d’un schizophrène

La nouvelle exposition « Midnight » témoigne des changements incroyables survenus en vingt ans dans la vie d’un homme.
Midnight, 1984 – 2002 © Arlene Gottfried. Courtesy Daniel Cooney Fine Art, NYC

Originaire de Brooklyn, la photographe américaine de confession juive Arlene Gottfried, décédée en 2017, était une New-yorkaise typique. Une bonne vivante que l’on pouvait rencontrer dans les légendaires boîtes de nuit de la ville prenant des photos tout en dansant la nuit entière, ou dans la chorale d’une église en train de chanter un solo de gospel le dimanche matin. Timide et discrète, Gottfried avait cependant un certain cran et aimait magnifier la faune intrépide et flamboyante qui caractérisait la Grosse Pomme.

Dans les années 1980, Arlene Gottfried fait la fête avec le dramaturge et acteur Miguel Piñero, et fréquente le Nuyorican Poets Café, dont il est l’un des fondateurs, sur East 3rd Street entre les avenues B et C, à une époque où peu de gens osaient s’aventurer à l’est de la First Avenue. « Durant ce que l’on a appelé l’exode des Blancs, j’ai été très en contact avec les communautés afro-américaine et portoricaine », observe Gottfried dans son dernier livre, Mommie : Three generations of women.

Midnight, 1984 – 2002 © Arlene Gottfried. Avec l’aimable autorisation de Daniel Cooney Fine Art, NYC
Midnight, 1984 – 2002 © Arlene Gottfried. Avec l’aimable autorisation de Daniel Cooney Fine Art, NYC

« Je me sentais très à l’aise dans le Lower East Side. Toutes les ethnies s’y mêlaient, et la classe ouvrière, ce qui ne me posait aucun problème. Les gens qui vivaient là n’étaient pas exotiques ou différents. Je les connaissais comme voisins et amis. Ils ont une expressivité et une couleur. J’aime le lien émotionnel et la passion que ces personnes ont en eux. Ça m’attirait et je n’ai pas eu l’impression de faire du voyeurisme. J’y avais des amis. »

En août 1984, Gottfried rencontre Midnight au Nuyorican Poet’s Café. À 13 ans, Midnight s’est enfui de chez lui, est devenu un petit voyou pour subvenir à ses besoins, a fait de la prison et a peut-être même braqué une banque. Désinhibé et insouciant, Midnight devient la « muse » de Gottfried, à l’aise pour jouer devant l’objectif et laissant entrevoir sa vulnérabilité. Mais comme Gottfried va le découvrir, Midnight est bien plus qu’un simple personnage.

L’amour de Dieu

Midnight, 1984 – 2002 © Arlene Gottfried. Avec l’aimable autorisation de Daniel Cooney Fine Art, NYC

« Arlene adorait Midnight », déclare le galeriste Daniel Cooney, qui a réuni une sélection de portraits émouvants pour la nouvelle exposition « Arlene Gottfried : Midnight ». Réalisées sur une période de vingt années, les photographies de Gottfried constituent un document extraordinaire sur la vie d’un homme, en décrivant les changements physiques et psychologiques qu’il subit du fait de sa schizophrénie.

« Ce sont d’incroyables portraits intimes », déclare Cooney. Les photographies de Gottfried, à la fois décontractées et soigneusement composées, offrent un aperçu de la profonde humanité de Midnight. Dans un parcours chronologique, nous le voyons à travers les yeux de la photographe : beau, sexy, espiègle, idiot, intrépide, suave, élégant et juste un peu dangereux. Mais au fur et à mesure que le temps passe, Gottfried découvre les aspects les plus complexes et les plus difficiles de la vie de Midnight.

Midnight, 1984 – 2002 © Arlene Gottfried. Avec l’aimable autorisation de Daniel Cooney Fine Art, NYC

En apprenant à le connaître, Arlene Gottfried remarqu qu’il se renferme sur lui-même, ne parlant pas pendant des jours. « Il y a une photo de lui où il ressemble à Jésus, avec des cheveux très longs et le regard perdu dans le vide. Il délirait à cette époque, mais je ne le savais pas », écrit la photographe dans sa première monographie, Midnight.

Un jour, Midnight commence à raconter à Gottfried l’histoire de la crucifixion: « Le moment est venu ! » Une discussion qui l’effraie, ne sachant pas ce qui a provoqué ce changement de caractère chez lui. Le lendemain matin, il arrive à sa porte, paré de foulards. Il brandit un sabre japonais en bois, et annonce qu’il va marcher jusqu’au Canada.

Au lieu de cela, Midnight grimpe au sommet du pont de Williamsburg pour sauter dans l’East River. La police intervient et l’emmène aux urgences de l’hôpital Bellevue. Il appelle Gottfried et lui raconte ce qui s’est passé. C’est la première fois qu’elle est témoin d’un tel épisode, mais pas la dernière.

T’aimer trop longtemps

Midnight, 1984 – 2002 © Arlene Gottfried. Avec l’aimable autorisation de Daniel Cooney Fine Art, NYC

Au fil des ans, Gottfried voit Midnight passer par un cycle de maladies, d’hospitalisations, d’emprisonnements, de médicaments et de thérapies. Au bout d’un certain temps, il ne prenait plus ses médicaments et le cycle recommençait. Il entend alors des voix qui lui disent de prendre un bus pour n’importe où aux États-Unis.

« Lorsqu’il arrivait quelque part, selon son état, il faisait quelque chose de radical, comme la fois où il a mis sa main dans le feu et a erré ensuite pendant des kilomètres sans nourriture ni abri jusqu’à ce que quelqu’un appelle la police et qu’il soit emmené en ambulance », écrit Gottfried dans Midnight. « Ensuite, ça repartait pour un tour. »

Midnight, 1984 – 2002 © Arlene Gottfried. Avec l’aimable autorisation de Daniel Cooney Fine Art, NYC

Malgré le chagrin, l’amour de Gottfried reste inconditionnel. « Pour une raison quelconque, le destin, peu importe, nous sommes entrés dans la vie l’un de l’autre », révèle t-elle dans le livre Mommie. « Je ne savais pas qu’il allait tomber malade quand je l’ai rencontré la première fois. Je ne lui ai pas tourné le dos. » Quand Midnight s’enfuit de l’hôpital, elle le ramène. Quand il en a besoin, elle l’accompagne au bureau de la sécurité sociale et l’aide à s’inscrire. Il lui arrive de disparaître pendant des mois et de réapparaître sans crier gare.

Juste avant la publication de Midnight en 2002, il disparaît une fois de plus. Gottfried reste sans nouvelles pendant des mois. Puis, un soir, la sonnette retentit. Midnight revient d’un voyage dans l’Utah, où il s’est perdu. Bien qu’extrêmement maigre, il reste élégant et arrive au Centre international de la photographie, pour le lancement du livre, dans un costume zazou acheté pour l’occasion.

Dans le besoin

Midnight, 1984 – 2002 © Arlene Gottfried. Avec l’aimable autorisation de Daniel Cooney Fine Art, NYC

« Arlene Gottfried était fidèle et attentionnée », se souvient le galeriste Daniel Cooney. « Il n’est ni facile ni commode d’entretenir une relation avec une personne très malade, mais elle ne l’a pas abandonné. C’était une femme courageuse. Elle ne s’est pas contentée de prendre des photos de Midnight quand il était à terre. Ce n’est pas comme si elle s’était dit : “Je vais photographier la maladie mentale”. Arlene aimait photographier sa vie, et Midnight la fascinait. »

En effet, Gottfried trouve profondément attachant l’amour que Midnight porte à la vie. Attirée par son humour, son espièglerie et son goût pour l’art, la musique, la danse, le célibat et le cinéma, Gottfried chérit ainsi chaque aspect de l’être de Midnight. « Du fond de son silence et de son sens de l’observation, il possédait une intuition aiguë et une sensibilité face à l’existence », écrit-elle dans Midnight.

Midnight, 1984 – 2002 © Arlene Gottfried. Avec l’aimable autorisation de Daniel Cooney Fine Art, NYC

Une sensibilité qu’ils partagent, qui leur a permis de créer ces images en collaboration, dans un respect mutuel. Des photographies qui témoignent aussi d’une descente aux enfer. « Je n’ai jamais pensé que Midnight allait devenir un livre », révèle-t-elle dans Mommie. « Lorsque j’ai rassemblé pour la première fois les photos, après qu’elles soient restées dans une boîte pendant des années, nous les avons regardées avec le projecteur de diapositives, assis autour d’une table. Puis à la fin nous nous sommes levés, et il est venu vers moi et m’a serré la main. Il n’a rien dit. J’ai su qu’il était touché et qu’il avait compris. »

Par Miss Rosen

Miss Rosen est journaliste. Basée à New York, elle écrit à propos de l’art, la photographie et la culture. Son travail a été publié dans des livres et des magazines, notamment Time, Vogue, Artsy, Aperture, Dazed et Vice.

« Arlene Gottfried : Midnight » est présenté à la galerie Daniel Cooney Fine Art, New York, du 20 janvier au 5 mars 2022.

Midnight, 1984 – 2002 © Arlene Gottfried. Avec l’aimable autorisation de Daniel Cooney Fine Art, NYC
Midnight, 1984 – 2002 © Arlene Gottfried. Avec l’aimable autorisation de Daniel Cooney Fine Art, NYC
Midnight, 1984 – 2002 © Arlene Gottfried. Avec l’aimable autorisation de Daniel Cooney Fine Art, NYC

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