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Pour l’amour d’une Tofaş

Le photographe turc Can Görkem a passé plusieurs mois à photographier des drifters, ces conducteurs qui survirent intentionnellement, avec perte d’adhérence, tout en gardant le contrôle de leur voiture dans les virages.
Tofask © Can Gorkem

Tofaş est une célèbre entreprise automobile turque fondée en 1968. La marque, qui n’a pas eu une grosse production dans les années 1970, connaît son apogée dans les années 1990. Tofaş est constitué des initiales de la Turkish Automobile Factory Joint Stock Company.

En outre, Tofaşk désigne un cercle social de personnes qui modifient et réparent les voitures de marque Tofaş fabriquées entre 1987 et 1999, et se réunissent sur les réseaux sociaux avec leurs modèles de Tofaş modifiées. Les jeunes conducteurs ajoutent le mot Love (« aşk » est ici le mot turc pour amour) à la fin, une expression de sous-culture des propriétaires de cette marque.

Pour ce groupe de jeunes, activités et courses de Tofaşk sont au cœur de l’interaction sociale, car ils passent le plus clair de leur temps à modifier leurs voitures. Les courses sont importantes en termes de statut social, et le public passionné vient en nombre.

Blind s’entretient ici avec Can Görkem qui a photographié ces drifters turcs pour une série d’images intitulée « Tofaş ».

Tofask © Can Gorkem

Qui sont ces jeunes drifters et d’où viennent-ils ?

Ce groupe (Tofaşk) est composé de jeunes hommes nationalistes, qui aiment les voitures, vivent dans la banlieue d’Istanbul et travaillent généralement par roulement à l’usine. Ces jeunes des quartiers pauvres se réunissent chaque week-end pour montrer leurs voitures, faire la course et s’amuser.

Ils se retrouvent sur le grand parking derrière le circuit d’Istanbul Park, construit pour les courses de Formule 1 mais très peu utilisé. Et ils ont tous la même passion des automobiles Tofaş.

Dans les années 1970, le design de la marque Fiat a été acheté, et la production a commencé conjointement dans des usines en Turquie avec différents modèles aux noms d’oiseaux comme Serçe (moineau), Şahin (faucon) Doğan (faucon), et Kartal (aigle) sous la marque TOFAŞ. La marque, qui n’était pas produite en grand nombre dans les années 1970, a connu sa période la plus populaire et la plus productive dans les années 1990. Son nom reprend les initiales de la Turkish Automobile Factory Joint Stock Company.

Tofask © Can Gorkem

La raison pour laquelle ces véhicules étaient préférés à cette époque était qu’un petit nombre de voitures étrangères entraient dans le pays, et jusqu’à la fin des années 1990, ces automobiles représentaient 41% des voitures en Turquie. À la fin des années 1990, avec l’introduction des marques étrangères sur le marché, la production de Tofaş a été arrêtée.

Aujourd’hui, cependant, la principale raison de rester fidèle à cette voiture est qu’elle est bon marché et facilement modifiable. Mais il y en a une autre : ces véhicules sont perçus comme des produits turcs. Voilà pourquoi j’ai précisé que ces passionnés étaient des nationalistes. Les automobiles Tofaş sont un signe de ralliement pour les jeunes qui se retrouvent autour du drapeau, de la religion et de l’identité nationale turque.

Comment les avez-vous rencontrés ?

Au cours de la dernière année de ma formation en photographie à l’université des beaux-arts Mimar Sinan, je cherchais un sujet pour mon mémoire de fin d’études. Tout au long de mon cursus universitaire, j’ai travaillé le documentaire social et j’ai choisi mon sujet en conséquence.

Tofaş a toujours été populaire en Turquie en raison de ses véhicules et de ce contexte communautaire. Dans mon enfance, comme tout le monde, nous avions une Tofaş, ce qui était considéré comme un luxe. Il est intéressant de voir que ce luxe s’est transformé en une sous-culture grâce à ces jeunes, et j’ai voulu observer de plus près cette communauté.

J’ai effectué des recherches sur les réseaux sociaux et franchement, j’ai été un peu surpris quand j’ai vu à quel point ils étaient actifs. Des événements étaient organisés et des photos partagées sur des pages suivies par des centaines de milliers de personnes. Je les ai immédiatement contactés et rencontrés, et mon projet, qui allait durer 4 mois, a ainsi commencé.

Tofask © Can Gorkem

Combien de temps avez-vous passé à les photographier ?

J’y suis d’abord allé 2 à 3 fois sans appareil, juste pour les rencontrer et savoir où ils se rassemblaient. J’ai dû y aller au moins 15-20 fois en 4-5 mois. J’y ai fait la connaissance de gens très sympathiques. De nombreux jeunes mettaient leurs tabous de côté et essayaient de trouver un terrain d’entente avec moi.

On ne voit pas de femmes. Ont-ils des conversations sur les femmes ?

Au premier stade de mes recherches, je suis tombé sur des photos de groupes appelés Tofaşk Girls, et j’ai soudain été plus enthousiasmé par cette communauté que par le Tofaş lui-même.

Photographier ces filles en train de laver la voiture, de s’asseoir sur le capot, à côté du conducteur, ou de prendre diverses poses m’a ouvert un monde complètement nouveau. Je pensais qu’il n’y avait pas de place pour les femmes dans cette communauté, que c’était plutôt un monde d’hommes.

Tofask © Can Gorkem

Même si je n’ai pas abordé le sujet lors de mes premières visites, il a fini par l’être et j’ai demandé : « Où sont vos petites amies ? Les Tofaşk Girls sont au moins aussi populaires que vous. » Mais lorsque j’ai dit que je ne les avais vues nulle part, j’ai compris que je faisais fausse route. J’ai appris qu’il y a quelques passionnés qui prennent des photos avec des modèles rémunérées, pour augmenter la visibilité des pages.

Pendant les mois où j’ai shooté, je n’ai rencontré qu’une seule fois un garçon avec sa petite amie dans une voiture, mais cette femme n’a pas quitté l’auto en près de 4 heures. Bien qu’ils parlent beaucoup des femmes, comme de leurs voitures, la gent féminine n’a aucune place dans cette communauté d’hommes. Leurs petites amies ne sont pas différentes de leurs voitures.

Les gars qui avaient des copines semblaient avoir du mal à les amener aux rassemblements. Les femmes n’ont pas leur place, ni en spectatrices ni en amatrices membres de cette communauté.

Entretien réalisé par Sabyl Ghoussoub

Né à Paris en 1988 dans une famille libanaise, Sabyl Ghoussoub est un écrivain, chroniqueur et commissaire d’exposition. Son deuxième roman Beyrouth entre parenthèses est sorti aux éditions de l’Antilope en août 2020.

Plus d’informations sur le projet via ce lien vimeo et sur Can Görkem sur son site.

Tofask © Can Gorkem

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