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Comment ACT UP a transformé le paysage de l'art et de l'activisme des années SIDA

Comment ACT UP a transformé le paysage de l’art et de l’activisme des années SIDA

Après vingt ans de travail, le nouveau livre de Sarah Schulman est un chef-d’œuvre d’histoire et de stratégie militante autour de la crise du SIDA.
Prise de contrôle de la FDA, 11 octobre 1988 (photographie de T. L. Litt)

En 1987, l’impassibilité du gouvernement américain face à la pandémie du sida a poussé certaines personnes à s’organiser pour agir. Une large coalition de militants, de toutes origines ethniques et sociales, de tous sexes et sexualités, s’est réunie sous le nom d’ACT UP (pour AIDS Coalition to Unleash Power) (Coalition contre le SIDA pour libérer le pouvoir) – et en six années seulement, ils ont changé le monde.

« Cinq personnes ne suffisent pas à changer un paradigme en Amérique. Il faut des coalitions pour changer les choses », déclare Sarah Schulman, auteur de Let the Record Show : A Political History of ACT UP New York, 1987-1993, qui rassemble plus de 200 interviews de membres d’ACT Up : un chef-d’œuvre de l’histoire et des tactiques militantes.

Gay Pride de New York, 1989. De gauche à droite : Douglas Crimp, Alan Robinson, Rand Snyder (Photographie de T. L. Litt)

Ensemble, les membres d’ACT UP ont mené une charge protéiforme contre les entreprises, institutions, gouvernements et individus qui faisaient obstacle au traitement du sida pour tous. Ils l’ont joué offensif, faisant feu de tout bois, notamment en s’en prenant à la Food and Drug Administration (FDA) et au National Institute of Health (NIH), en luttant contre le New York Times, l’Église catholique et l’industrie pharmaceutique pour obtenir des résultats.

Bien que le grand public ait peut-être oublié leur succès – si tant est qu’il en ait déjà eu connaissance – personne ou presque n’a oublié le slogan « SILENCE = MORT », créé par le collectif d’artistes Gran Fury, affilié à ACT UP, afin de figurer sur la façade de verre du New Museum de New York, et qui s’est rapidement répandu sur les t-shirts, les pochoirs et autres objets éphémères.

Michelangelo Signorile, éditeur d’OutWeek, sur son bureau le jour où le magazine ferma en juin 1991 (Photographie de T. L. Litt)

L’histoire est réécrite par les survivants

La genèse de Let the Record Show a pris racine il y a 20 ans, en 2001, lorsque les médias ont commencé à s’intéresser à ce qu’ils considéraient comme le 20e anniversaire du sida. « Nous savons aujourd’hui que c’est le 20e anniversaire de la reconnaissance du sida par la science », explique Sarah Schulman, journaliste et romancière qui s’est mise à écrire sur le sida dans des journaux gays et féministes confidentiels parce que les médias grand public refusaient d’en parler.

ACT UP s’est éteint fin 1992, après qu’un conflit idéologique ait eu raison du groupe. Lors de son « anniversaire » en 2001, la plupart de ses archives n’étaient toujours pas numérisées. Sarah Schulman a vu l’histoire se réécrire sous ses yeux, suggérant une une bienveillance culturelle à l’égard du sida alors que ses victimes et les militants ont connu la violence.

The Ashes Action, 11 octobre 1992, à Washington, D.C. De gauche à droite. Non identifié, infiirmière non identifiée avec les cendres de son patient préféré (non identifié), David Robinson, non identifié © Donna Binder

« J’ai appelé Jim Hubbard, mon collaborateur, et on se sentait tous les deux investis d’une responsabilité envers nos amis décédés. On a réalisé qu’on se devait de faire quelque chose à ce sujet », raconte Sarah Schulman. « Grâce à la Fondation Ford, nous avons entrepris une documentation orale, mais je n’avais pas l’intention d’écrire un livre. Pendant 18 ans, nous avons interviewé 188 personnes, en mettant les transcriptions en ligne gratuitement. Il y a eu 14 millions de visites et nous avons cru que quelqu’un allait analyser les transcriptions. Mais ce n’est pas arrivé. »

Au lieu de cela, les médias ont entretenu le mythe du chevalier blanc, suggérant que Larry Kramer était le leader d’ACT UP, supposition erronée puisque l’organisation était conçue comme un réseau décentralisé de groupes travaillant indépendamment sur des questions diverses.

Le collectif vidéo House of Color. De gauche à droite : Pamela Sneed, Robert Garcia, Julie Tolentino, Jocelyn Taylor, Wellington Love, Idris Mingott, Jeff Nunokawa © T. L. Litt

« ACT UP ne s’est jamais théorisé ou historicisé, donc chacun pensait que ce qu’il faisait avec ses amis était ACT UP. L’organisation n’avait pas de doctrine, et lorsque nous avons commencé à interroger les gens, nous avons réalisé ce qu’était vraiment ACT UP », explique Schulman, qui a passé trois ans avec Jim Hubbard à analyser les transcriptions, à rassembler les tropes et à présenter des histoires inédites de l’époque.

« Il est très difficile d’avoir accès à l’histoire des militants », détaille Sarah Schulman. « Nous voulions que leurs voix soient entendues parce qu’ils ont accompli un travail énorme pour Karin Timour, la femme hétéro qui a complètement changé les assurances privées en rendant éligibles des centaines de milliers de personnes séropositives. Elle n’avait jamais été interviewée auparavant. »

Lei Chou et Cathy Chou à la manifestation Stop the Church, 10 décembre 1989 © Avec l’aimable autorisation de Lei Chou

Le principe de l’action directe

ACT UP a maintenu un principe à partir duquel tout s’est développé : l’action directe pour mettre fin à la crise. « Alors que la situation s’aggravait, de plus en plus de personnes demandaient un changement. C’était un état d’urgence où nous devions faire circuler l’information. Il n’y avait pas d’adhésion à ACT UP. Vous pouviez simplement entrer dans une réunion et voter. Peu importait que vous ayez été membre du groupe ou pas », raconte Sarah Schulman.

« À l’époque, les homosexuels étaient opprimés. Ils étaient dans l’illégalité, victimes d’homophobie familiale, de gay bashing, et en dehors de la culture, ce qui leur permettait de mieux comprendre comment elle fonctionnait. De plus, ça se passait à New York, donc il y avait beaucoup de gens ambitieux et talentueux qui étaient à la pointe dans de nombreux domaines. »

Kissing Doesn’t Kill © Avec l’aimable autorisation de Gran Fury

Les artistes ont joué un rôle essentiel dans la façon dont le public a perçu le sida et l’activisme, en utilisant l’art, la photographie, le graphisme et la performance pour atteindre diverses communautés. Sarah Schulman consacre un chapitre entier du livre à la manière dont les membres d’ACT UP ont exploité le pouvoir créatif de l’art pour toucher les gens dans la rue, les musées et les boîtes de nuit. Que ce soient les célèbres campagnes de Gran Fury, dont « Kissing Doesn’t Kill », ou les actions moins connues des Church Ladies for Choice, Anonymous Queers et DIVA TV, les artistes-activistes d’ACT UP ont adopté des stratégies variées pour obtenir des résultats.

Non à la routine

Conscients que l’art pouvait être utilisé à la fois comme une arme et un outil, les militants l’ont sorti de son cube blanc hermétique, exclusif et élitiste pour l’adapter et le rendre accessible, pratique et inclusif. « Les tee-shirts sont devenus la principale source de revenus de l’organisation », explique Sarah Schulman.

« L’une des photos du livre est celle d’un tee-shirt de la Gay Pride. Charles, qui tenait le stand, a dit qu’il avait 30 000 dollars en liquide dans sa poche et qu’il a dû rentrer chez lui les déposer et revenir parce que tout le monde s’arrachait ces tee-shirts. Ils ont fait le tour du monde, et des individus qui n’avaient jamais fait partie d’ACT UP ont adopté le look. Cela a changé l’image que les gens avaient d’eux-mêmes, car avant, les principales représentations des personnes atteintes du sida étaient celles de mourants dans un lit. »

Charles Hovland vendant des T-shirts à la Gay Pride 1992 © Avec l’aimable autorisation de la Collection Charles Hovland

Dans le livre, la photojournaliste Donna Binder raconte ses souvenirs de shooting de manifs, de la présentation des photos aux hebdomadaires d’information, et de leur refus de ses clichés au profit de portraits d’hommes rongés par la maladie. Ce n’est qu’après l’action de décembre 1989 à la cathédrale Saint-Patrick de New York que les rédacteurs en chef ont réalisé que le travail d’ACT UP était digne d’intérêt médiatique et ont commencé à publier des photos de personnes luttant pour leur vie.

« Au début, ACT UP n’était pas très apprécié dans la communauté gay. Les gens pensaient que nous étions source de problèmes et que la seule façon d’obtenir des résultats était de négocier – mais notre stratégie a fonctionné », explique Sarah Schulman.

« C’est le problème de la routine. Si vous acceptez que vous allez mourir, à moins de changer quelque chose, alors vous devez renoncer à vos ambitions. Vous devenez un opposant. Nous nous attaquions à la science, au gouvernement, au New York Times, au monde de l’art, à Wall Street – à tous les instruments du pouvoir. Et pour ce faire, il faut abandonner l’idée que vous allez faire partie du système, et, pour beaucoup, c’était très difficile de renoncer à tout cela. »

Par Miss Rosen

Miss Rosen est une journaliste basée à New York. Elle écrit sur l’art, la photographie et la culture. Son travail a été publié dans des livres, des magazines, notamment TimeVogueAperture, et Vice.

Let the Record Show : A Political History of ACT UP New York, 1987-1993, publié par Farrar, Straus and Giroux, $40.

Les funérailles de Mark Lowe Fisher. De gauche à droite : Tim Lunceford, Joy Episalla, BC Craig, Vincent Gagliostro, Scott Morgan, Eric Sawyer (partial) (Photographe inconnu)
Les funérailles de Tim Bailey, avec Joy Episalla dans le corbillard, 30 juin 1993 © Donna Binder

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