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Dans l’intimité d’une maison d'édition appartenant à une personne de couleur

Dans l’intimité d’une maison d’édition appartenant à une personne de couleur

Le photographe Kris Graves évoque ce qui l’a poussé à créer un espace pour les artistes de couleur dans un domaine historiquement ostracisant.
© Ruben Natal-San Miguel

« Je ne me considère pas comme un éditeur de livres », déclare le photographe et éducateur Kris Graves, maître d’œuvre de KGP Projects, l’une des seules maisons d’édition de livres de photographie appartenant à une personne de couleur aux États-Unis. Lui-même collaborateur, Kris Graves travaille également avec des artistes tels que Zora J. Murff, Ruben Natal-San Miguel, Wendy Red Starr, Griselda San Martin et Zun Lee pour créer des publications abordables à tirages limités, qui traitent de sujets ignorés par le monde de l’art et de l’édition.

Alors que le monde entier a été le témoin l’année dernière du plus grand mouvement de défense des droits civiques de l’histoire en Amérique, l’évolution des pratiques d’embauche demeure particulièrement lente. Une analyse de 2021 portant sur 34 301 photographes professionnels travaillant aux États-Unis montre que près de 70 % d’entre eux sont des Blancs, 15,1 % des Latinos, 6,4 % des Noirs, 5,8 % des Asiatiques et 0,3 % des Amérindiens. Le fait, qu’au cours de la dernière décennie, les photographes non blancs n’aient obtenu qu’une augmentation de 3% de leur part de marché est tout aussi révélateur. Invariablement, l’écart d’embauche reflète des divergences plus importantes dans l’industrie. Une étude menée en 2019 dans dix-huit grands musées américains a révélé que 85,4 % des œuvres étaient réalisées par des artistes blancs, avec seulement 9 % d’artistes asiatiques, 2,8 % de latinos et 1,2 % de noirs.

© Zun Lee

De même, l’édition de livres partage historiquement les mêmes préjugés ; l’année dernière, le New York Times a posé la question : « À quel point l’industrie du livre est-elle blanche ? » et a abouti au chiffre retentissant de 95 %. Bien que l’enquête n’ait porté que sur des titres de fiction, elle pointe un secteur connu depuis longtemps pour ses pratiques d’embauche monoraciales. Avec des milieux homogènes contrôlant littéralement le récit, il est rare de voir un programme d’édition adopter une approche inclusive de la narration. C’est le chemin qu’emprunte Kris Graves.

Faites du bruit

Dans un monde où voir c’est croire, on est amené à penser qu’une photographie peut en quelque sorte être une vérité objective plutôt qu’une construction subjective. La prolifération de tropes visuels et de clichés éculés pèse ainsi lourdement sur notre façon de voir et de penser.

© Hayley Austin

Si les artistes de couleur ont des idées et des expériences de vie qui peuvent aider à faire face aux défis et à réimaginer des solutions aux problèmes auxquels nos sociétés sont confrontées aujourd’hui, la plupart d’entre eux ont du mal à accéder aux industries qui les ont historiquement exclus ou marginalisés. Comme Malcolm X, qui a dit « Personne ne peut vous donner la liberté. Personne ne peut vous donner l’égalité, la justice ou quoi que ce soit. Si vous êtes un homme, il faut vous en emparer », Kris Graves comprend que la façon la plus efficace de se faire une place est de se la faire soi-même.

En 2020, Graves lance ainsi Monolith Editions pour présenter exclusivement des œuvres d’artistes de couleur de toutes les disciplines qui abordent les questions de race, d’identité, d’équité, de genre, de sexualité et de classe. « Je fais ce travail parce que je pense qu’il devrait être vu et que les gens devraient connaître ces artistes », déclare Graves. « J’aime faire partie de la même communauté que ces artistes, les aider à accéder à des collections, à des expositions et à d’autres opportunités, car il est très difficile de construire une carrière tout seul. Les personnes avec lesquelles nous travaillons le méritent, mais ce n’est pas donné à tout le monde. »

Par tous les moyens nécessaires

© Griselda San Martin

Après s’être intéressé à la photographie au lycée, Kris Graves a fait de sa passion un métier, et une carrière aux multiples facettes. Tout en travaillant à plein temps au musée Guggenheim comme photographe des collections, il commence par louer un espace à New Century Artists, une galerie coopérative à Chelsea en 2006. En 2010, il ouvre la galerie KGP dans DUMBO à Brooklyn, au moment où ce quartier devient une destination prisée des collectionneurs d’art. « Nous n’avons pas géré la galerie comme une galerie », dit-il. « Nous voulions montrer des œuvres d’art que nous aimions, il ne s’agissait pas de vendre. J’ai très vite compris que je ne voulais pas continuer à essayer de vendre des œuvres à 5 000 dollars aux gens. En même temps, je m’intéressais aux livres et je préfère vendre un livre à 40 dollars à quelqu’un que je connais et qui peut se le permettre. »

© Zora J Murff
© Grant Ellis

En 2011, Graves crée KGP Books et se consacre entièrement l’édition – en apprenant toutes les facettes du métier d’éditeur de livres d’art. Dix ans plus tard, il dirige toujours sa société comme une entreprise de bricolage, éditant des monographies extraordinairement soignées qu’il emballe et expédie lui-même. En véritable artisan, Kris Graves considère les livres comme des œuvres d’art abordables plutôt que comme des produits de masse. Il met en lumière des histoires qui, autrement, ne seraient peut-être pas racontées par des maisons d’édition.

« La liberté de la presse est limitée à ceux qui en possèdent une », fait remarquer le journaliste H.L. Mencken à propos du pouvoir réel et des limites du Premier Amendement de la constitution américaine. Pour Graves, l’édition est un moyen, pas une fin. Avec KGP Projects et Monolith Editions, il adopte une approche collectiviste. Bien que la création artistique puisse être très individualisée, Graves utilise l’édition de livres pour célébrer et encourager les artistes de tous horizons, en mettant leurs œuvres à la disposition d’un public plus large et en les maintenant à un prix accessible et abordable.

Mon alma mater c’était les livres

© Nydia Blas

Qu’il s’agisse d’explorer le portrait intime d’Alina van Ryzin sur la découverte de soi au Bryn Mawr College, de témoigner des photos poignantes de Griselda San Martin prises à la frontière entre le Mexique et les États-Unis ou de se délecter des images vibrantes de Grant Ellis dans le delta du Mississippi, chaque livre publié par Kris Graves offre une incursion intelligente dans un monde qui a été grandement marginalisé, mal représenté ou simplement ignoré par les médias grand public.

Prenez Revival, de la photographe afro-américaine Nydia Blas, qui se concentre sur la vie des filles et des jeunes femmes noires. « Nydia réalise d’excellents portraits de la communauté, et elle le fait de manière non sexualisée », déclare Graves. Dans une culture où les filles et les femmes noires sont tour à tour hypersexualisées ou désexualisées, les photographies de Nydia Blas capturent leur beauté, leur mystère et leur majesté sans centrer ni effacer le sexe, mais en leur permettant simplement d’être la pleine expression de la complexité féminine.

© Alina van Ryzin

Cette complexité s’exprime tout au long des livres de Graves, même dans quelque chose d’aussi faussement simple que le portrait de rue. Dans Harlem, le photographe Ruben Natal-San Miguel crée une collection kaléidoscopique de personnages flamboyants débordant de style et de flair. « Ruben photographie Harlem et tous les autres quartiers de New York depuis plus de 25 ans », explique Graves. « Il est toujours dans la rue et connaît sa communauté. Faire des portraits de personnes dans la rue peut être vraiment difficile, mais il en a fait quelque chose de simple. C’est un excellent photographe. »

Communiant avec des artistes depuis des décennies, Kris Graves constate ainsi leur influence sur son travail. « Chaque livre que je fais, c’est parce que je sais que ces artistes sont des créateurs extraordinaires et je m’en inspire probablement un peu chaque fois que je prends une photographie », dit-il. « Je continue simplement à regarder. C’est la chose la plus importante. »

Par Miss Rosen

Miss Rosen est auteur. Basée à New York, elle écrit à propos de l’art, la photographie et la culture. Son travail a été publié dans des livres et des magazines, notamment Time, Vogue, Artsy, Aperture, Dazed et Vice.

© Wendy Red Star
© Nadiya Nacorda
© Isaac Diggs

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