
Sensibilisé dès son plus jeune âge à la vie sauvage par son père naturaliste, Vincent Munier a fait de son émerveillement pour la nature son métier, en devenant photographe animalier. En éternel passionné, il parcourt les territoires les plus sauvages du monde entier lors d’expéditions en solitaire et en autonomie pour rencontrer le harfang des neiges, le boeuf musqué, l’ours brun ou le yak sauvage. Sous son objectif, ces créatures fantasmagoriques, invisibles au commun des mortels, s’offrent à nous dans toute leur magnificence. Héritières d’un monde sauvage, aujourd’hui en péril. Et que Vincent Munier s’évertue à photographier afin d’en révéler la beauté, pour éveiller les consciences. Comme il l’explique, « j’ai à coeur de lancer des passerelles : transmettre l’émerveillement, suivre le rythme lent de la nature dont on s’imprègne complètement au fil des heures et des observations ».
Géographe de formation, Sylvain Tesson est un écrivain baroudeur. Dès la fin de ses études, il entame de nombreux voyages dont il ramène des carnets et des films qui lui vaudront notamment de nombreux prix comme le Goncourt ou le Renaudot. L’Islande à vélo, l’Himalaya à pied, les steppes d’Asie centrale à cheval, la Russie à pied sur le chemin des évadés du goulag, six mois en ermite dans les forêts de Sibérie… De ses aventures romanesques, Sylvain Tesson fait le récit avec une plume passionnée et engagée.

Unis par cette passion commune pour la nature et les voyages, les trajectoires de ces deux loups intrépides et solitaires devaient se croiser. Et de leur rencontre, est née une amitié. Sylvain Tesson avait formulé à son ami photographe, son envie de le suivre dans l’exercice de son art de l’affût.
Vincent Munier qui s’était lancé dans un projet au long cours au Tibet depuis 2011 afin de faire des photos et un livre, eut finalement l’idée de réaliser un film sur la région en équipe réduite. Il décide alors de proposer à Sylvain Tesson de l’accompagner au cours de son 7e ou 8e voyage dans le pays, et de participer à son projet : « Me nourrir de ces beautés que je vais glaner et de ces rêves vivants n’est, à mon sens, plus suffisant. J’aspire à partager ces expériences, à attirer l’attention sur l’urgence qu’il y a à échapper à notre anthropocentrisme exacerbé, à l’hégémonie dévastatrice de l’espèce humaine sur toutes les autres. Je suis si meurtri par le sort de tous ces animaux acculés dans des espaces de vie de plus en plus réduits par notre faute ! Or, il est difficile de rendre compte de cette dimension par l’image seule, surtout quand on a choisi comme moi de montrer la beauté plutôt que la dévastation. Appuyer l’émerveillement que je cherche à véhiculer via mes photographies par un discours construit, engagé, m’apparaît nécessaire ».

Suivre Vincent Munier et partir à la rencontre de la panthère des neiges ?! La promesse de la réalisation d’un rêve. L’écrivain savoure sa chance : « Ça va être pour moi l’occasion de découvrir l’art de l’affût. Jusqu’alors, je me suis contenté de circuler dans les paysages. Au cours de dizaines de voyages dans la Haute-Asie, j’ai pris l’habitude de traverser les immensités ; courant à la poursuite de l’horizon. En bref, je suis le vent. Moi qui ne jure que par l’art de la fugue, on m’invite là aux promesses de l’affût. Avec Munier, le rapport au monde prend une autre tournure. Il ne va plus s’agir de brûler les étapes. Arriver dans la montagne, attendre, scruter, et parfois voir un animal apparaître. Le photographe naturaliste ne fend pas l’espace, il s’installe dans le temps. »
Les deux aventuriers s’embarquent alors sur les hauts plateaux tibétains qui culminent à près de 5000 m d’altitude, cernés par les sommets enneigés. Ils évoluent sous le regard discret de la réalisatrice Marie Amiguet, dont le travail de directrice de la photographie sur le film de La Vallée des loups de Jean-Michel Bertrand, avait attiré l’intérêt de Vincent Munier. Devenue entre-temps sa compagne depuis leur rencontre en 2017, la réalisatrice l’a rejoint sur son projet photographique et vidéo au long cours au Tibet (initié en 2011). Ce qui l’a intéressée dans cette dernière expédition tibétaine, c’est de filmer la rencontre de ces deux esprits éclairés, comme elle l’explique, « Je voulais filmer, en effet, la rencontre entre deux bonshommes d’univers différents. J’étais curieuse de découvrir quel feu d’artifice ce tête-à-tête allait provoquer entre, d’un côté, Vincent, un homme très sensible à la nature, obsédé par la beauté et effectivement taiseux, et de l’autre, cet écrivain très volubile qui dévore la vie par les deux bouts. » La réalisatrice parvient à capter avec justesse et naturel les échanges des deux hommes qui ne semblent nullement importunés par la présence de la caméra. Mais sa démarche est aussi très engagée : « Ça ne sera vraiment utile que si notre film participe à provoquer un questionnement et une meilleure prise de conscience du peu de place qu’on laisse aujourd’hui au monde sauvage. Un changement de paradigme est, à mon sens, urgent et nécessaire. »


Le film s’ouvre sur une scène de yaks qui tentent d’échapper à l’offensive groupée de loups. Un bébé se fait attaquer et se fait ensuite dévorer par la meute sous les yeux de sa mère, impuissante. Nous sommes dans la vie sauvage, belle mais implacable. « Dans une nature où l’homme n’a pas encore mis sa grosse griffe », et où chaque animal, qu’il soit prédateur ou proie, participe à l’équilibre d’un écosystème. Avec la vie en société, l’homme s’est extrait et est devenu étranger à cet environnement naturel dont il est originaire.
Arpentant les cols, assis ou allongés, parfois en tenues de camouflage, le photographe et l’écrivain scrutent un relief tibétain au premier abord inerte, en quête de leurs sujets photographiques. Si la panthère des neiges est l’animal mythique recherché, comme le dit Vincent Munier, elle n’est finalement « qu’un prétexte. Un prétexte somptueux mais un prétexte ». Leur expédition est mue par l’envie de découvrir la vie sauvage dans son entièreté, du petit rouge-queue, au renard, du bharal à l’antilope ou au loup gris. La panthère des neiges n’est finalement que « l’emblème de toute cette diversité », comme le dit Marie Amiguet.


Regarder, observer, scruter et surtout ne pas se faire repérer. Car si les animaux se font invisibles, dissimulés derrière les rochers ou bien tapis dans leurs terriers, ils guettent ces deux créatures étrangères.
Estampe sublime, les cerfs fumants apparaissent en ombres chinoises dans la lumière dorée de l’aube glacée, émettant un râle comme venu des profondeurs de la terre. Terre d’acier et de roche, balayée par les vents. On entend le tintement sourd de la montagne. Le yak surgit, créature lourde, compacte et préhistorique, montagne parmi les montagnes. Munier les immortalise sur des clichés où il semblent danser sur place, le poil hirsute, qui forme tantôt une robe, tantôt une armure. Être sombre et primitif, dans la lumière du soleil levant. « Des totems envoyés par delà les âges (…) des vaisseaux du temps arrêté » comme les décrit avec tant de poésie Sylvain Tesson.

À travers l’exercice de l’affût, et au fil de leurs découvertes, Vincent Munier et Sylvain Tesson renouent avec cette nature, foisonnante de vie et d’existences. Sylvain Tesson réalise à quel point son compagnon de route fait corps avec la nature – alors que parfois, son regard trahit une certaine impatience ou lassitude. « J’étais frappé de la façon dont notre ami regardait le paysage. En réalité il le lisait comme on déchiffre la page d’un poème ou comme le musicien étudie la partition. Il regardait les vires rocheuses, les parois, les anfractuosités et nous expliquait ce qui était susceptible d’advenir. » Lors de ses expéditions, vivant en harmonie complète avec la nature, Vincent Munier se fond avec elle et évolue avec son instinct : « Ton être s’imprègne de tout : tous tes sens sont mobilisés ; tu entres comme en vibration avec l’espace qui t’entoure et le vivant qui l’habite. Les émotions sont littéralement exacerbées, et ta part animale retrouve enfin le moyen de s’exprimer. »
Au-delà de la beauté des créatures qu’on aperçoit et de l’émerveillement qu’elles suscitent, ce film est une révélation car bien qu’assis confortablement dans la salle obscure, au fur et à mesure qu’on s’immerge dans celui-ci, on se surprend à scruter nous aussi la roche, se réjouir de la moindre trace, empreinte ou présence de la plus petite espèce. Ce film fait surgir la promesse de l’instinct, qui sommeille en chacun de nous, et le rêve d’une vie contemplative, loin du tumulte de la ville. On sort de la salle avec l’impression d’avoir vécu et de porter en nous quelque chose de ô combien précieux – comme une boule à neige où évoluerait la panthère au sommet du monde -, et la folle envie, nous aussi, de demander à Vincent Munier de nous embarquer à ses côtés.
La Panthère des neiges, un film de Vincent Munier et Marie Amiguet, sortie en salles le 15 décembre 2021.
Tibet, minéral animal, avec les images tibétaines de Vincent Munier accompagnées des textes poétiques de Sylvain Tesson, éditions Kobalann, 2018, 240 pages, 65€.
La Panthère des neiges, de Sylvain Tesson, éditions Gallimard, 2019, 176 pages.
