Blind Magazine : photography at first sight
Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

Dans l’oeil d’Anthony Barboza

Le livre Eye Dreaming, récemment paru, est la fresque vivante d’une carrière singulière qui a transformé le paysage de la photographie.

Aujourd’hui âgé de soixante-dix-huit ans, Anthony Barboza a apporté une contribution considérable à la photographie, au style et à la culture des Noirs américains. Barboza n’avait que dix-neuf ans lorsqu’il est devenu membre fondateur du Kamoinge Workshop, le légendaire collectif de photographes de Harlem. Et dans ce milieu très sélectif, il a été à l’avant-garde du changement.

Easter Sunday Harlem, New York, 1974 © Anthony Barboza
Dimanche de Pâques à Harlem, New York, 1974 © Anthony Barboza

Il est le premier artiste à avoir photographié Grace Jones, figure centrale de la célèbre série intitulée « Black Borders », et l’auteur des portraits du mannequin Pat Evans et d’Isaac Hayes pour le magazine Essence – et montrant la beauté des femmes noires au crâne rasé, il a joué un rôle essentiel dans l’élaboration du langage visuel de la photographie contemporaine.

Avec la récente publication de Eye Dreaming, le photographe revisite son impressionnant parcours de soixante ans. Originaire de New Bedford, dans le Massachusetts, Barboza s’installe à New York en 1963, à seulement dix-neuf ans. « Ma tante connaissait Adger Cowans, et c’est lui qui m’a fait intégrer Kamoinge – alors que je n’avais aucune photo à leur montrer », dit-il en riant. « À ce jour, je ne comprends toujours pas comment j’y suis arrivé, car ils étaient très stricts. »

Pat Evans and Isaac Hayes, Essence (December 1971) © Anthony Barboza
Pat Evans et Isaac Hayes, Essence (Decembre 1971) © Anthony Barboza
Grace et Tony au Studio, 1971 © Seiji Kakizaki
Grace et Tony au Studio, 1971 © Seiji Kakizaki

Étant le plus jeune membre du groupe à l’époque, Barboza considère les autres comme une famille élargie qui l’initie à l’art, que ce soit la photographie, la peinture, la musique, la littérature ou le cinéma. Il prête une grande attention au regard critique de cette communauté qui est devenue la sienne, et en tire profit en arpentant New York avec son petit appareil photo acheté 20 $.

En 1965, Barboza est enrôlé dans les forces armées américaines, et fait son service durant trois ans sur la base navale de Pensacola, en Floride. Il y travaille à la maintenance des aéronefs, puis dans le laboratoire photo, avant de devenir reporter pour le journal de la base. C’est à ce moment qu’il découvre les œuvres de James Baldwin, qui a dépeint avec force la vie des Noirs américains, un siècle seulement après la guerre civile.

James Baldwin, 1975 © Anthony Barboza
James Baldwin, 1975 © Anthony Barboza

Premiers pas

En juin 1968, Anthony Barboza retourne à New York, et poursuit son apprentissage de l’art au sein du groupe Kamoinge. Fils aîné d’une famille de huit garçons, Barboza s’intègre avec bonheur à cette communauté d’hommes plus âgés, déjà bien établis dans la vie.

« Ce sont un peu mes frères aînés », confie-t-il. « Nous échangions toujours des idées, nous apprenions tous les uns des autres, et cela nous a aidés à nous améliorer. Nous formions un groupe très soudé. Nous n’avons pas admis de nouveaux membres durant dix ans, jusqu’en 1973 où nous ont rejoints Danny Dawson et Ming Smith. »

Harlem, New York, 1968 © Anthony Barboza
Harlem, New York, 1968 © Anthony Barboza

Passionné par la photographie, Barboza tente de devenir assistant, mais les portes ne s’ouvrent pas. Il se résout alors à se débrouiller seul, et s’installe dans un petit studio situé au 163 West 23rd Street, dans un quartier animé de New York où sont regroupés de nombreux photographes. Là, il construit une chambre noire, installe une toile de fond et réalise un portfolio ; rapidement, il intéresse le magazine de mode Harper’s Bazaar, qui l’engage pour illustrer les pages consacrées à la vente par correspondance.

« Beaucoup de gens ne comprennent pas à quel point la photographie est autobiographique. »

Mais tout en se lançant dans une carrière commerciale, Barboza reste fidèle à ses racines, et continue à chroniquer le monde dans lequel il vit. « Quand vous êtes photographe, vous photographiez tout ce qui vous entoure. Beaucoup de gens ne comprennent pas à quel point la photographie est autobiographique. Votre personnalité et votre vie se reflètent dans les sujets que vous sélectionnez pour en faire des images. C’est toute votre expérience qui y est inscrite », explique le photographe.

« Nous prenions position contre la manière dont la société traitait – et traite encore – les Noirs. L’une des règles était de ne pas photographier les sans-abris. On devait être fier de son propre peuple et ne jamais le déprécier. Mais on montrait son désespoir, comme l’a fait Roy DeCarava dans ces images où l’on voit des enfants marcher en luttant contre le vent. Ce sont des choses qui parlent. Il y a là une spiritualité profonde. »

Harlem, New York, 1970s © Anthony Barboza
Harlem, New York, 1970 © Anthony Barboza
Morocco, 1981 © Anthony Barboza
Maroc, 1981 © Anthony Barboza

Dans l’univers du studio

Anthony Barboza entame sa carrière en prenant des photos publicitaires à la chambre, ainsi qu’en faisant des portraits de la première vague de mannequins noirs, brisant ainsi la discrimination raciale dans les industries de la mode et des cosmétiques. « Les choses se sont passées petit à petit, mais c’était un tourbillon pour moi, car je n’avais pas de connaissances en ce domaine », raconte Barboza, qui apprend les techniques d’éclairage en autodidacte à l’occasion de sa première campagne publicitaire nationale pour les cigarettes Viceroy.

En 1970, Barboza est recruté par Essence, un nouveau magazine axé sur la vie des femmes noires. « Pour mon premier shooting, ils voulaient que je photographie Miles Davis et sa garde-robe. J’ai passé toute la journée avec lui, c’était une aventure », se souvient-il. « Personne ne voulait le photographier parce qu’il vous faisait attendre pendant des heures, mais il s’est pris d’affection pour moi, je ne sais pas pourquoi. Il est devenu mon ami et m’appelait tous les jours en me disant : “Je t’ai trouvé une fille pour tes photos” ».

Miles Davis, Malibu, California New York Times Magazine (June 16, 1985) © Anthony Barboza
Miles Davis, Malibu, Californie, New York Times Magazine (June 16, 1985) © Anthony Barboza

L’une de ses modèles, Pat Evans, se présente en disant qu’elle veut se raser la tête – un geste radical, à une époque où les coiffures afros symbolisent le Black Power. Mais ce n’est pas tout : avec le fond de teint le plus sombre qu’elle a trouvé, Pat Evans donne à sa peau la teinte de l’acajou poli.

Elle met un collier en or ajusté et des boucles d’oreilles assorties, puis prend la pose debout, de profil, la tête levée et les yeux fermés. Et Barboza capture cette image, qui illustrera une campagne publicitaire nationale pour Astarte, une entreprise de cosmétiques destinés aux peaux noires.

Halle Berry, New York, New York 2001 © Anthony Barboza
Halle Berry, New York, New York 2001 © Anthony Barboza

Une leçon pour le futur

Un demi-siècle plus tard, c’est le portrait emblématique de Pat Evans que choisit Anthony Barboza pour illustrer la couverture d’Eye Dreaming, et l’image témoigne d’un langage visuel novateur dont s’inspireront les générations à venir. On attendait, depuis longtemps, la parution de ce livre montrant l’éventail éblouissant de la carrière de Barboza, s’illustrant dans la photographie de rue aussi bien que le portrait, le nu, le reportage, la rédaction, et naviguant de l’univers de la mode à celui de la musique, du cinéma, ou encore des beaux-arts.

A Change Is Gonna Come, Sam Cooke Jacksonville, Florida 1968 © Anthony Barboza
Un changement est à venir, Sam Cooke Jacksonville, Floride 1968 © Anthony Barboza
Questlove, New York, New York, 2011 © Anthony Barboza
Questlove, New York, New York, 2011 © Anthony Barboza

Qu’il s’agisse de l’affiche du film culte de Spike Lee de 1989, Do the Right Thing, ou de « Rapping » – un shooting de mode dans les rues de Harlem, réalisé pour le numéro d’août 1971 du magazine Essence, et qui est toujours plébiscité par les réseaux sociaux -, Barboza a joué un rôle décisif dans la représentation de l’Amérique noire au cours de la seconde moitié du 20ème siècle.

« Ce qui fait toute la portée du travail de Barboza, à l’intérieur du studio comme à l’extérieur, c’est sa foi en l’humanité »

« Ce qui fait toute la portée du travail de Barboza, à l’intérieur du studio comme à l’extérieur, c’est sa foi en l’humanité », écrit le critique Hilton Als dans l’introduction du livre. « Nous révélant des pages de notre propre histoire, il contribue à les révéler au monde. Ce que capture si bien Barboza – et ce dont il nous fait don -, c’est la dignité que nous espérons trouver, et trouvons en nous-mêmes grâce à la magie de son objectif. »

Eye Dreaming: Photographs by Anthony Barboza est publié par le J. Paul Getty Museum, 40 $.

Ne manquez pas les dernières actualités photographiques, inscrivez-vous à la newsletter de Blind.