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Explorer le nu sous toutes ses coutures

Une nouvelle exposition rassemble les œuvres de 30 artistes s’identifiant comme femmes, originaires de 20 pays, pour réinventer le nu, affranchi de la binarité du genre.
Viki Kollerova
Où je grandis, 2019-2020 © Viki Kollerova
Viki Kollerova
Le souvenir de la mère, 2019-2020 © Viki Kollerova
Viki Kollerova
Faire amende honorable, 2019-2020 © Viki Kollerova

Le nu masculin ou le nu féminin est traditionnellement la chasse gardée du regard masculin, façonnant les canons de la beauté, du désir et de l’humain tout au long de l’histoire de l’art. Alors que les femmes et les artistes non binaires se font enfin une place, les notions communément admises du nu sont bousculées. Des paradigmes et des approches expérimentales à la limite entre sacré et profane émergent.

« Le corps nu a toujours été un symbole universel de la condition humaine ; il exprime ce que nous sommes individuellement et en tant que peuple – extérieurement, intérieurement, spirituellement et sexuellement », explique Johan Vikner, co-directeur des expositions à Fotografiska. « Le corps nu est d’une honnêteté brute et, surtout en photographie, d’une vérité franche et crue. Après des siècles de censure culturelle et religieuse, il a été fortement teinté d’érotisme et est devenu “quelque chose d’interdit”, fascinant encore plus les artistes et le public. »

Luo Yang
Mei Ling, 2017 © Luo Yang
Dana Scruggs
Tranquille, 2016 © Dana Scruggs

Mais le nu n’est pas seulement un corps sans vêtements, c’est quelque chose de plus : un état d’intimité, de vulnérabilité et d’honnêteté, libéré des contraintes et des jugements sociétaux. La façon dont nous percevons le nu est souvent une réponse à la façon dont il est représenté – objectif de la nouvelle exposition « NUDE ». Réunissant les œuvres de 30 artistes se reconnaissant comme femmes et originaires de 20 pays, l’exposition adopte une approche extensive, offrant un regard global, libéré de la polarisation cisgenre et des assujettissements sexuels. 

« En Amérique, nous associons le nu au sexe et à quelque chose d’explicite ou de tabou… Pourtant, de nombreux artistes ont créé des récits du corps non sexuels », explique Amana Hajjar, directrice des expositions à Fotografiska New York. « Avec “NUDE”, vous verrez différentes représentations non traditionnelles du nu qui explorent la force, le vieillissement, la race, le genre, des interprétations de la beauté et le corps au naturel. »

Voir l’invisible

Bettina Pittaluga
Magueye, Paris, 2018 © Bettina Pittaluga

Jusqu’à ces dernières années, le monde de l’art s’est concentré presque exclusivement sur le travail des hommes, leurs représentations du nu étant réservées à un public essentiellement masculin. En mettant l’accent sur les perspectives féminines et non binaires, « NUDE » rend visibles des points de vue qui, autrement, seraient restés imperceptibles. Délaissant les idéaux de beauté au profit d’une approche inclusive, l’exposition est une célébration du corps humain sous ses multiples formes.

Si le nu et le portrait ont longtemps été considérés comme des genres artistiques distincts, ces distinctions ont peut-être dépersonnalisé notre relation au corps. « Je ne considère pas mes images comme des « nus », mais comme des portraits de personnes nues ou partiellement vêtues », explique la photographe Denisse Ariana Pérez, qui expose des œuvres de sa série « Agua », explorant l’interaction des personnes avec l’eau.

Denisse Ariana Pérez
De la série en cours « Des hommes dans l’eau », photo réalisée au Sénégal, 2020 © Denisse Ariana Pérez
Denisse Ariana Pérez
De la série en cours « Des hommes dans l’eau », photo réalisée en Uganda, 2020 © Denisse Ariana Pérez
Julia SH
Pratique en atelier#5, 2017 © Julia SH

L’exposition met en lumière le travail de cette dernière, qui s’attache à démonter les notions traditionnelles de la masculinité, en particulier celles autour des hommes noirs et métis, afin de remettre en question la manière dont ils ont été historiquement dépeints en Occident. Elle s’intéresse à la nuance, la vulnérabilité et le mouvement des hommes avec sensibilité, prenant soin d’éviter de sensualiser ou de sexualiser les corps. Pérez s’attache à créer un espace intime confortable, sécurisant et inspirant la confiance, qui permet à ses modèles de choisir la partie de leur corps qu’ils souhaitent montrer.

Se déshabiller n’est pas la seule étape pour « être nu », dit-elle. « Je m’intéresse davantage au dépouillement mental et émotionnel qui accompagne ce processus. Ce que je recherche, c’est le dépouillement de l’esprit et de l’âme, et pas seulement celui du corps. Si un sujet est capable d’affronter ses insécurités et, d’une certaine manière, de se sentir libéré dans ce processus, alors j’ai réussi ma démarche artistique. » 

Le sentiment de mystère

Honey Long and Prue Stent
Coquille Saint Jacques, 2016 © Honey Long and Prue Stent

Les photographes Prue Stent et Honey Long trouvent les corps nus fascinants. « Vous travaillez avec la matérialité brute du corps ainsi qu’avec le symbolique », expliquent-elles. « Le nu dégage un magnétisme inhérent et un sentiment de mystère. Nous sommes attirés par un organisme qui existe indépendamment de l’esprit. Il est à la fois personnel et universel et résume à bien des égards l’idée d’être “at home”. »

Dans « NUDE », Stent et Long exposent des œuvres qu’elles ont réalisées quand elles avaient une vingtaine d’années et qui interrogent les idées de féminité et ce que deviendraient leurs corps à l’âge adulte. En combinant l’esthétique kitsch de la culture « fille » contemporaine avec les nus féminins classiques de l’art occidental, elles ont pris un grand plaisir à manipuler et à subvertir des tropes établis de longue date pour créer de nouvelles idées issues de leurs propres expériences.

Honey Long and Prue Stent
Piscine salée, 2018 © Honey Long and Prue Stent

Conscientes que le nu a longtemps été dominé par le regard masculin, elles reconnaissent que « tout type de représentation qui offre les perspectives venant des sujets eux-mêmes est susceptible d’être plus sensible, ce qui vous permet de ressentir ce que vous regardez ».

Vérité et pouvoir

« Pour mon travail, le nu représente à la fois la vérité et le pouvoir », explique la photographe Yushi Li, dont la série « Tinder Boys » s’inspire des images érotiques de femmes avec de la nourriture que l’on voit couramment dans les magazines et la publicité, ainsi que des peintures à l’huile européennes classiques telles que Le Nymphée (1878) de William Bouguereau et Le Bain turc (1862) de Jean-Auguste-Dominique Ingres. 

Yushi Li
Tom, 20.5km plus loin, 2017 © Yushi Li

« En photographiant ces hommes nus, ils s’exposent à moi sans fard », dit-elle. « Ce n’est pas un professeur, un homme d’affaires ou un artiste, mais un signifiant de mon désir érotique du corps masculin. Sa nudité est également un indicateur de ma tentative de prendre le contrôle de leur visibilité. »

Pour Li, la photographie est un langage visuel qui est utilisé afin d’exprimer et explorer des idées sur le monde, notamment la beauté, le désir et l’humanité – un point de vue partagé par de nombreuses exposantes. Mais elle ne se résume pas seulement à une mesure de genre. « Personnellement, je n’aime pas la notion binaire d’un regard masculin et d’un regard féminin, car je pense que la question du regard est plus complexe et fluide que cela », dit-elle.

Yushi Li et Steph Wilson
Le festin intérieur, 2020 © Yushi Li et Steph Wilson

Dépouillé de tout artifice

Pour la photographe Malerie Marder, la nudité elle-même est simplement un état dépouillé de tout artifice. « Je souhaite établir une conversation sans langue de bois et le corps nu est une métaphore », explique-t-elle. « J’ai déjà eu besoin de raisons rationnelles pour expliquer pourquoi je faisais ce genre de travail, mais la plupart du temps, je me suis retrouvée dans ces situations par instinct et par émerveillement. Sur les notices des musées, on peut lire à propos des corps des prostituées dépeints par Toulouse-Lautrec qu’ils étaient moins forcés qu’attendus. De la même manière, je suis fascinée par le fait que la survie d’une personne puisse passer par son œuvre artistique. »

Marder cite René Magritte comme source d’inspiration pour le travail qu’elle expose ici, par son effort de transcender les environnements dans lesquels elle œuvrait. « Les escaliers étaient interminables, vertigineux, et enveloppés d’une lumière rouge sombre. Les fenêtres étaient condamnées. L’air vicié. Sous vos pas suintait un liquide. Les lits, eh bien, il vaut mieux ne pas les décrire », explique-t-elle.

Marie Hald
Hélène dans le bain, Copenhague, 2017 © Marie Hald
Malerie Marder
Malerie Marder, Plate #7 (2008-2013) © Malerie Marder

« Les dures réalités de ces espaces ne se reflètent pas dans mes photos : elles sont gommées, voire idéalisées. Il y a des souvenirs de la prise de vues : boîtes de mouchoirs en papier, lotion corporelle, peintures des murs criardes, lumière pâle, grands lits adaptés pour six personnes, mais je voulais alterner entre cette réalité et celle que nous avions créée, celle qui, un instant, permettait une évasion. »

Une expérience qui relève du divin

« Je veux toujours n’atteindre que la vérité, et j’y trouve la beauté », déclare la photographe Momo Okabe, qui expose des photos de sa compagne et de ses amis. « Pour que le sujet soit nu, il faut un dévouement extrême des deux côtés, c’est pourquoi je prends des photos pour m’assurer que le lien est vraiment là. »

Momo Okabe
Sans titre, 2014 © Momo Okabe

Si Okabe reconnaît que la figure nue est l’état le plus beau de la forme humaine, elle estime que le fait que ses modèles soient nus n’a aucune signification en soi. Le corps dénudé est simplement un fait, la photographie un document, et l’expérience relève du divin. « Je crois que seules les femmes peuvent vraiment prendre une photographie de nu », dit-elle. « C’est parce que les femmes peuvent transcender le désir sexuel, et photographier à partir d’un regard maternel et divin ». 

Dans le processus de création des photos, Okabe considère la façon dont les différences nous unissent, plutôt que de nous séparer. « J’ai découvert que nous sommes tous intrinsèquement mystérieux et étranges », conclut-elle. « Leurs images nous apprennent que nous sommes tous queer, et que nous avons le droit à la vie, et à la vivre comme on le souhaite jusqu’à l’ultime fin. »

« NUDE » est présentée chez Fotografiska, New York, jusqu’au 1er mai 2022. 

Joana Choumali
Vénus 5, la lumière Awoulaba, 2013-2015 © Joana Choumali
Arvida Byström
Sans titre, 2016 © Arvida Byström
Lina Scheynius
Sans titre, 2015 © Lina Scheynius
Lina Scheynius
Sans titre, 2019 © Lina Scheynius

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