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La vie afro-américaine par Rufus Holsinger

Le Holsinger Portrait Project crée un lien vital entre la famille, la communauté et l’histoire locale. Un portrait de la vie afro-américaine au tournant du 20e siècle.

Située à l’intersection de l’art et de la technologie, en même temps qu’elle est un objet commercial, la photographie a démocratisé la pratique du portrait. Un nouveau paradigme est né de la prolifération des images, au sens où la photographie a permis aux gens de se montrer tels qu’ils souhaitaient être représentés. La popularisation de la photographie de studio au cours du 19ème siècle a révolutionné le médium, permettant à tous, fortunés ou non, de faire enfin réaliser une image à leur ressemblance.

Dès ses origines, la photographie a permis de garder une trace des visages exclus des musées et des livres d’histoire. Dans les Etats-Unis du 19ème siècle, la photographie sert magnifiquement le mouvement abolitionniste : des activistes tels que Sojourner Truth ou Frederick Douglass utilisent l’autoportrait pour faire avancer la cause et faire percevoir autrement ces hommes et ces femmes noirs qui luttent pour être libres.

George Carr, debout dans l'entrée de son magasin de vêtements d'occasion, Holsinger Studio Collection. © Bibliothèque des collections spéciales Albert et Shirley Small, Université de Virginie.
George Carr, debout dans l’entrée de son magasin de vêtements d’occasion, Holsinger Studio Collection. © Bibliothèque des collections spéciales Albert et Shirley Small, Université de Virginie.

Après l’émancipation, les Afro-Américains du Nord et du Sud viennent se faire photographier en studio pour leur propre plaisir. Nous sommes alors en plein fascisme, dans les « années Jim Crow » où des lois imposent la ségrégation raciale. À cette époque, Broadway et Hollywood produisent des spectacles nommés minstrel shows, ces comédies où des acteurs blancs se noircissent le visage, exploitant les stéréotypes racistes au profit de la forme de divertissement populaire la plus rentable du pays.

En 1903, W.E.B. DuBois théorise la notion de « charge raciale », c’est-à-dire la pression psychologique que les Noirs subissent de la part des Blancs, et qui les affecte à un niveau existentiel. Mais cette charge cesse de peser dans le studio de portrait, vu que les Noirs y sont traités en clients. 

« Quand les Noirs étaient entourés de Blancs, ils portaient un masque. Mais dans le studio, le masque tombait, et nous les voyions tels qu’ils se sentaient être, et tels qu’ils voulaient être vus », explique John Edwin Mason, professeur agrégé d’histoire à l’Université de Virginie à Charlottesville et codirecteur du Holsinger Portrait Project.

Compter avec la Confédération

« Ces dernières années, Charlottesville s’est trouvée immergée dans sa propre histoire », explique John Edwin Mason. « Dans différents secteurs de la communauté, l’on enquêtait sur l’oppression, la ségrégation, la discrimination en matière de logement, la montée du Ku Klux Klan à partir des années 1920, les statues de Confédérés et les lynchages. »

Mason rappelle l’attaque terroriste meurtrière à Charlottesville  qui s’est produite en août 2017 : des centaines de suprémacistes blancs et d’extrémistes de droite se sont rassemblés à Charlottesville pour une manifestation nommée « Unite the Right », visant à protester contre la décision de la ville de déboulonner une statue du général confédéré Robert E. Lee. 

La manifestation va rapidement dégénérer en une attaque terroriste meurtrière : James Alex Fields Jr., âgé de vingt ans, fonce délibérément avec sa voiture sur une foule de contre-manifestants rassemblés pacifiquement, tuant Heather Heyer, âgé de trente-deux ans. Fields est reconnu coupable  de meurtre au premier degré et condamné à l’emprisonnement à perpétuité, tandis que les organisateurs de « Unite the Right » écopent d’une peine de 25 millions de dollars de dommages-intérêts

Bill Hurley, Holsinger Studio Collection. © Bibliothèque des collections spéciales Albert et Shirley Small, Université de Virginie.
Bill Hurley, Holsinger Studio Collection. © Bibliothèque des collections spéciales Albert et Shirley Small, Université de Virginie.
Nellie Jones, Collection du studio Holsinger. © Bibliothèque des collections spéciales Albert et Shirley Small, Université de Virginie.
Nellie Jones, Collection du studio Holsinger. © Bibliothèque des collections spéciales Albert et Shirley Small, Université de Virginie.

Finalement, en juillet 2021, le conseil municipal de Charlottesville déboulonne la statue de Lee, celle du général confédéré Thomas « Stonewall » Jackson, ainsi que la statue des explorateurs Meriwether Lewis et William Clark, où une femme Shoshone (Sacagawea) était représentée de manière dégradante. Erigés entre 1919 et 1924, ces monuments représentaient la ségrégation et l’oppression à leur apogée.

Parce que le présent réactualise le passé, Mason a compris que le temps était venu de revenir sur la vision que l’on avait de Charlottesville. Revisitant la Holsinger Studio Collection à la Small Special Collections Library (Université de Virginie), il a déniché quantité de portraits illustrant la vie des Afro-Américains qui vivaient dans la région centre de la Virginie à cette époque.

« Ces portraits ont été réalisés en même temps que l’érection de monuments commémoratifs confédérés, lorsque le Ku Klux Klan a fait sa réapparition à Charlottesville », explique Mason. « La ségrégation était entrée dans les mœurs et des clauses restrictives étaient inscrites dans les actes immobiliers stipulant que telle ou telle maison ne devait pas être vendue à des Noirs, des Asiatiques ni des Juifs. »

Une autre histoire

John Edwin Mason a revisité l’histoire de Charlottesville à travers des portraits commandés par des Afro-Américains, et commissionné une exposition intitulée Visions of Progress: Portraits of Dignity, Style, and Racial Uplift. Cette exposition rassemble environ cent photographies réalisées par le Holsinger Studio, le plus grand studio de Charlottesville, en activité entre 1890 et 1925 environ.

La collection Holsinger Studio contient dix-mille négatifs sur plaque de verre, la moitié étant des portraits. Parmi eux, six-cents sont des Afro-Américains, et Mason en a sélectionné environ cent pour l’exposition.

« Nous voulions utiliser ces images pour raconter un autre type d’histoire. L’oppression a certainement conditionné la vie des Noirs dans cette région, mais la réalité est plus complexe », explique Mason. « Leur vie était riche, foisonnant en joies et en chagrins. Ils bâtissaient des communautés, fondaient des familles, tombaient amoureux, allaient danser, donnaient des concerts, créaient des groupes de musique, des équipes de baseball et de football. C’était une période très dynamique. »

Sans titre (Lena Taylor Barbour), Holsinger Studio Collection. © Bibliothèque des collections spéciales Albert et Shirley Small, Université de Virginie.
Sans titre (Lena Taylor Barbour), Holsinger Studio Collection. © Bibliothèque des collections spéciales Albert et Shirley Small, Université de Virginie.
Cora Lee Thompson Ross, Collection du studio Holsinger. © Bibliothèque des collections spéciales Albert et Shirley Small, Université de Virginie.
Cora Lee Thompson Ross, Collection du studio Holsinger. © Bibliothèque des collections spéciales Albert et Shirley Small, Université de Virginie.

Bien que la classe moyenne ait été un peu représentée chez les Noirs, la plupart des clients étaient des ouvriers, qui troquaient leur uniforme de service pour leur plus belle tenue, afin que l’on voie l’individu en eux plutôt que le travailleur.

« C’étaient des cuisiniers, des femmes de ménage, nourrices, blanchisseuses, cochers et cheminots, mais on ne devine pas leurs métiers sur les photographies et, encore une fois, c’est à dessein », dit Mason. « Ce n’était pas leur statut économique qui les définissait. C’était quelque chose qui venait de l’intérieur, et de ce que leur apportait leur communauté, leur famille, leur église et les organisations fraternelles. »

Voir et être vu

Au cours des années 1890, l’éminent homme d’affaires de Charlottesville, Rufus Holsinger, fonde le Holsinger Studio, fournissant un large éventail de services photographiques aux habitants du centre de la Virginie.

« Rufus Holsinger était un bon homme d’affaires. Il a été un important investisseur immobilier, a siégé au conseil d’administration d’une banque et a été président de la Chambre de commerce pendant plusieurs années. Il a été concessionnaire Ford en ville pendant un certain temps, donc il avait de nombreuses cordes à son arc », explique John Edwin Mason.

« Mais il était bien loin d’être un libéral en matière de race. Il a siégé pendant un certain temps au conseil municipal de Charlottesville et a parrainé une loi visant à une ségrégation résidentielle dans la ville. Cette loi n’a jamais été adoptée, mais c’était sa vision des choses. »

Daniel Brown, Collection du studio Holsinger. © Bibliothèque des collections spéciales Albert et Shirley Small, Université de Virginie.
Daniel Brown, Collection du studio Holsinger. © Bibliothèque des collections spéciales Albert et Shirley Small, Université de Virginie.

« Il y a de la grâce et de la beauté dans les portraits réalisés par le studio Holsinger. Ils montrent les Afro-Américains avec style, panache, discernement. »

Holsinger était avant tout un pragmatique. « Les trois couleurs qui le préoccupaient vraiment étaient le noir, le blanc et le vert des billets de banque. Et il a certainement compris que la manière dont on obtient le vert est de bien traiter son client noir », dit Mason.

« Il y a de la grâce et de la beauté dans les portraits réalisés par le studio Holsinger. Ils montrent les Afro-Américains avec style, panache, discernement. On peut voir que certains modèles visent la respectabilité, et que d’autres fanfaronnent. Si l’on demande à un passant de Charlottesville : “À quoi ressemblaient les Noirs il y a cent-quinze ans ?”, d’autres images leur viendront à l’esprit. C’était l’époque de Jim Crow, mais on ne le voit pas dans ces portraits. C’est voulu. »

Art et artefact

Codirecteur du Holsinger Portrait Project, John Edwin Mason a abordé les archives en tant qu’historien plutôt que commissaire, considérant l’image comme un artefact, une preuve et un document véhiculant du sens.

« Je vois cela comme un exercice d’histoire publique, qui consiste à déverrouiller l’histoire, à la sortir du milieu universitaire et à la faire connaître aux gens qui la fréquentent tous les jours sans le savoir », dit-il.

Mason mentionne un portrait de Reuben Gordon, qui était gérant d’écurie dans une très grande ferme équestre, non loin de Charlottesville. « Il a commandé un portrait de lui-même et il porte un costume trois pièces avec une chaîne de montre en or suspendue à son gilet. C’est un homme bien bâti, très grand, qui ressemble tout à fait à un banquier, avec ce costume sombre », dit Mason.

John Cosby, collection du studio Holsinger. © Bibliothèque des collections spéciales Albert et Shirley Small, Université de Virginie.
John Cosby, collection du studio Holsinger. © Bibliothèque des collections spéciales Albert et Shirley Small, Université de Virginie.

En l’occurrence, Mason a remarqué un jour quelques femmes afro-américaines âgées qui regardaient le portrait de Reuben Gordon dans la galerie et a engagé la conversation avec elles. L’une des femmes a révélé que Gordon était son oncle, et de plus, elle se souvenait bien de son penchant pour les vêtements de cérémonie.

« Elle m’a dit : “Il s’habillait toujours comme ça. Nous l’appelons Le bourgeois.” Ce qui est à la fois drôle et révélateur. Des moments de ce genre sont incroyablement précieux. »

Minnie McDaniel, collection du studio Holsinger. © Bibliothèque des collections spéciales Albert et Shirley Small, Université de Virginie.
Minnie McDaniel, collection du studio Holsinger. © Bibliothèque des collections spéciales Albert et Shirley Small, Université de Virginie.

« Ces portraits nous invitent à regarder l’histoire différemment »

Cette exposition n’est qu’un commencement. Le Holsinger Portrait Project publiera et distribuera un catalogue numérique gratuit, et numérisera les six-cents portraits pour les mettre à la disposition du public sur Picture Me As I Am. Les portraits sont agencés sur un vieux plan de la ville, qui nous permet de découvrir les connexions des modèles avec l’éducation, l’église, l’organisation de la communauté, les affaires, l’’immobilier ou l’activisme pour les droits civiques, à travers des extraits d’articles de journaux et des reportages.

« Ces portraits nous invitent à regarder l’histoire différemment », explique Mason. « A partir du nom du modèle d’un portrait, on peut faire des recherches et raconter l’histoire de sa vie. Et si on peut raconter une histoire, on peut la relier à l’histoire. »

L’exposition Visions of Progress: Portraits of Dignity, Style, and Racial Uplift a récemment été présentée à la bibliothèque de l’Université de Virginie à Charlottesville. Le site Web Picture Me As I Am sera régulièrement mis à jour, jusqu’à ce que les archives complètes des portraits d’afro-américains soient en ligne.

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