Blind Magazine : photography at first sight
Photography at first sight
Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
L'auto-Immolation, une protestation désespérée contre le patriarcat

L’auto-Immolation, une protestation désespérée contre le patriarcat

Avec « Roulah », la photographe iranienne Shaghayegh Moradiannejad dévoile une pratique atroce: le suicide chez les femmes kurdes du Moyen-Orient.
Zahra, 35 ans, célibataire, s’est immolée par le feu dans leur jardin. La mère de Zahra conserve la photo de Zahra enveloppée dans un tissu vert, associé au paradis et symbole sacré des sanctuaires pour les musulmans. Le père de Zahra s’est pendu à la porte d’entrée de la maison deux ans après l’auto-immolation de Zahar. Abdanan, Ilam, Iran © Shaghayegh Moradiannejad

Il y a deux ans, la photographe iranienne Shaghayegh Moradiannejad quitte son pays natal pour s’installer au Canada. « Il y avait beaucoup de pression sur les femmes, surtout sur celles qui s’occupent des droits des femmes. Le gouvernement n’aime pas ces choses-là », raconte t-elle. « Quand vous vivez au Moyen-Orient, vous comprenez que vous ne pouvez pas faire confiance [aux rapports officiels]. J’ai alors réalisé que je devais faire quelque chose. »

Depuis 2017, Moradiannejad voyage à travers l’Iran, l’Irak, la Turquie et la Syrie pour documenter la pratique brutale de l’auto-immolation (suicide par le feu) chez les femmes kurdes à travers une série de photos intitulée « Roulah ». Acte désespéré de protestation à la fois personnelle et politique, l’auto-immolation dévaste les familles qui perdent des êtres chers et les femmes qui survivent en portent à vie les cicatrices sur le visage et le corps.

Soheila a une sœur aînée, une sœur cadette et un frère atteint de maladie mentale. Il y a quelques années, sa sœur aînée, Najah, s’est immolée par le feu dans la cuisine en raison de la maladie de son frère et de leurs conditions de vie. En raison de la gravité de ses blessures, elle est morte sur le coup. Al-Darbasiyah, Rojava, Syrie © Shaghayegh Moradiannejad

« Cette histoire appartient au peuple kurde », déclare Moradiannejad, qui a découvert cette pratique après avoir lu Silent Protest, livre de la militante iranienne Parvin Bakhtiari-Nejad, publié après sa mort, et qui documente la pratique de l’auto-immolation, principale forme de suicide chez les femmes kurdes. Déterminée à en savoir plus, Moradiannejad s’est rendue dans l’ouest de l’Iran où sont installés les Kurdes.

Avec une population de 8 à 10 millions de personnes, les Kurdes constituent le troisième groupe ethnique d’Iran. Ils ont leurs propres langue, culture et religion. Bien que Moradiannejad ne parle pas le kurde, elle a été reçue avec hospitalité, les familles souhaitant partager leurs histoires, et la douleur de leur perte. Elle a intitulé son projet « Roulah » en hommage. En kurde, ce mot signifie « mon cher enfant », mais comme l’explique Moradiannejad, pour une mère, il représente bien plus que cela. « Roulah est porteur d’émotions. Il signifie: mon monde, ma paix et ma tranquillité, mon souffle, toute ma vie entière. »

© Shaghayegh Moradiannejad

Une pratique courante

Comme il était impossible d’obtenir des informations sur les suicides de femmes kurdes par les canaux officiels, Shaghayegh Moradiannejad a fait les recherches elle-même, découvrant des histoires déchirantes jamais racontées. « Les femmes s’immolent principalement pour quatre raisons : la pauvreté, le mariage forcé ou celui des enfants, le faible niveau d’éducation et les troubles psychiatriques », explique-t-elle.

L’auto-immolation est répandue parce qu’accessible. Shaghayegh Moradiannejad explique que les bâtiments ne sont pas assez hauts pour qu’on puisse se défénestrer, et que les femmes ne peuvent se procurer ni armes, pilules, poisons ou voitures. Mais l’essence est bon marché et facile à obtenir. La pratique est si courante que Moradiannejad note que la moitié des cimetières sont pleins de suicides féminins.

Hezar Khalaf, 65 ans, s’est immolée par le feu le 16 septembre 2020, dans le camp de réfugiés de guerre d’ISIL à Dohuk, au Kurdistan, en Irak. Elle s’est brûlée dans les toilettes de la tente où elle vivait. La plupart des femmes qui s’immolent par le feu choisissent un endroit éloigné de leur domicile, comme une cour ou une arrière-cour, afin que le feu ne se propage pas à leurs moyens de subsistance et que leur mort ne cause pas de préjudice financier aux autres membres de la famille. Dohuk, Kurdistan, Irak
© Shaghayegh Moradiannejad
Eidi Khalf Murad a 22 ans. Elle est une réfugiée syrienne qui vit avec sa famille dans un camp de réfugiés de l’ONU à Dohuk. Eidi Khalf s’est brûlée dans la salle de bain avec des matériaux inflammables, elle a crié et la famille et d’autres personnes ont découvert ce qui se passait. Ils ont essayé d’éteindre le feu alors que la tente prenait feu et de l’emmener à l’hôpital. Eidi Khalf a survécu à la mort mais les brûlures graves sont visibles sur son corps et son visage. Elle ne peut recevoir le traitement dont elle a tant besoin en raison de son déplacement et de son manque de moyens financiers. Dohuk, Kurdistan, Irak © Shaghayegh Moradiannejad

Bien que le suicide soit haram (interdit) pour les Kurdes iraniens – majoritairement des musulmans sunnites –, Moradiannejad observe que « ces femmes considèrent le suicide comme une solution à leurs problèmes. C’est leur seule issue, et elles utilisent leur corps comme acte ultime de protestation. »

Moradiannejad décrit la destruction atroce de la chair par les flammes, et comment de nombreuses femmes survivant à cet acte initial finissent par mourir d’une infection une semaine plus tard à l’hôpital. Celles qui survivent ont honte et sont rejetées, faisant l’objet de rumeurs calomnieuses qui les dépeignent comme nuisibles plutôt que comme victimes. « Les familles refusent de parler de la fille ou de la femme qui est morte », explque-t-elle. « Beaucoup se drogue pour oublier la douleur de la perte d’un être cher. Si une survivante vit avec sa famille, elle reste cloîtrée et ne sort plus. La famille essayant de faire comme si elle n’existe pas. 

Briser le silence

Fatemeh avait 36 ans lorsqu’elle s’est immolée par le feu. Elle avait une fille et deux fils. Fatemeh s’est immolée par le feu le premier matin du printemps, qui coïncide avec le premier jour de la nouvelle année (Nowruz), et en est morte. Elle est morte en 2012. La tombe de Fatemeh est située dans le cimetière de la ville, à côté d’un lieu saint. La fille de Fatemeh a obtenu son diplôme et se prépare à aller à l’université. Elle se rend sur la tombe de sa mère les week-ends. Sa mère lui manque. Abdanan, Ilam, Iran 
© Shaghayegh Moradiannejad

Shaghayegh Moradiannejad visite les cimetières dans l’espoir de rencontrer les habitants et de créer des liens avec eux. « La première fois que je leur pose la question, ils me répondent “non”, mais au fil du temps, ils commencent à m’accepter parce que je suis là tous les jours », explique-t-elle. « Ils savent que je respecterai leur vie privée parce qu’ils ne veulent pas que voisins et autres parents sachent. J’essaie de ne pas montrer les visages car je pense que leurs histoires sont plus importantes que leurs identités. »

Le portrait poignant de Juwan, une jeune femme kurde de 22 ans vivant en Irak, réalisé par Moradiannejad, offre un aperçu intime des cicatrices que les survivantes portent tout au long de leur vie. Photographiée en surplomb, on voit Juwan assise sur le sol, le corps caché par un volumineux rideau de cheveux noirs, à l’exception de ses jambes, marquées par les flammes. Après son mariage en 2017, Juwan a été contrainte d’abandonner l’école. Elle est immédiatement tombée enceinte et a donné naissance à une fille.​

© Shaghayegh Moradiannejad
Juwan est âgée de 22 ans. Elle s’est mariée en 2017 et a été contrainte d’abandonner l’école. Au cours de sa première année de mariage, elle a donné naissance à une fille et un an plus tard, suite à une dispute avec son mari, elle s’est immolée par le feu devant son mari dans la cuisine. Elle a subi des brûlures au troisième degré à hauteur de 49 %. Son cou, sa poitrine et ses deux jambes sont brûlés. Elle a été hospitalisée pendant 58 jours. Sulaymaniyah, Kurdistan, Irak © Shaghayegh Moradiannejad

Après une dispute avec son mari, Juwan a voulu s’immoler et a été brûlée au troisième degré au cou, à la poitrine et aux jambes. Après 58 jours passés à l’hôpital, Juwan en est sortie et a immédiatement demandé le divorce. Son mari a la garde de leur enfant, Juwan ne pouvant lui rendre visite qu’un jour par mois. Depuis sa tentative de suicide, Juwan a subi 19 opérations chirurgicales. Elle a repris ses études, avec le rêve de devenir chirurgien.

Un symbole de résistance

D’autres femmes utilisent l’auto-immolation comme un acte politique contre le gouvernement. Originaire du district de Nusaybin, à Mardin en Turquie, Rahşan Demirel a été profondément marquée par le soulèvement de 1992, lorsque les rebelles kurdes ont combattu les militaires turcs à Cizre. La veille de Nowruz (le nouvel an iranien), Demirel a appris que les célébrations des fêtes avaient été interdites. Le lendemain matin, elle se réveille tôt et se rend à Kadifekale, une rue de la ville d’İzmir. Avant de quitter la maison, elle laisse un mot à sa famille : « Je vais célèbrer Nowroz à Kadifekale avec mon corps. »

Demirel s’est immolée par le feu au milieu de la rue. L’année suivante, sa sœur Nalan a fait de même. Après la mort de Nalan, des agents des services secrets turcs se sont rendus au domicile familial et ont confisqué tous les biens des sœurs. La famille n’a conservé de ses filles que deux photographies.

On peut voir sur cette photo une peinture de Rahshan se balançant avec son beau sourire. Elle a été peinte par un prisonnier politique kurde dans une prison turque et remise à la famille de Rahshan.
Mardin, Turquie © Shaghayegh Moradiannejad
Rahşan Demirel est né le 15 août 1975 dans le district de Nusaybin à Mardin. Rahşan a été profondément affectée par les rébellions qui ont eu lieu à Cizre en 1992. La veille de Nowroz, elle a vu à la télévision que les célébrations de Nowroz étaient interdites. Le lendemain matin, le 22 mars 1992, elle s’est levée tôt et s’est rendue à Kadifekale (une rue de İzmir). Avant de quitter la maison, elle a écrit sur un morceau de carton : « Je fête le Nowroz à Kadifekale avec mon corps ». Ce jour-là, Rahşan a mis le feu à son corps pour célébrer la fête interdite du Nouvel An. C’était un acte politique. Mardin, Turquie © Shaghayegh Moradiannejad

Depuis sa mort, Demirel est devenue un symbole de la résistance kurde et du courage dans la lutte pour la liberté et la justice. « Des poèmes ont été écrits pour honorer le sacrifice de Rahshan », explique Shaghayegh Moradiannejad. « Un prisonnier politique kurde en Turquie a peint un portrait de Rahshan et l’a offert à la famille. Ses frères et sœurs sont maintenant mariés et ont des enfants à qui on raconte le courage de leurs tantes. »

Maintenant qu’elle a terminé son projet, Moradiannejad est prête à partager ces histoires avec le monde et à briser le silence et la honte qui entourent la vie des survivants et la mort des victimes. Elle reconnaît que la mise en lumière de cette pratique est le seul moyen d’engendrer un changement grâce au travail qu’elle effectue à la Fondation Roulah, organisation à but non lucratif qui travaille avec les victimes de violences domestiques, d’auto-immolations, de mariages de mineures, de mariages forcés et de travail des enfants. « Chaque semaine, je reçois un message à propos d’une nouvelle victime », dit-elle. « Je veux soutenir les survivantes qui ont besoin d’être opérées ou aidées. »

Par Miss Rosen

Miss Rosen est journaliste. Basée à New York, elle écrit à propos de l’art, la photographie et la culture. Son travail a été publié dans des livres et des magazines, notamment Time, Vogue, Artsy, Aperture, Dazed et Vice.

Plus d’informations sur le travail de Shaghayegh Moradiannejad sur son site : https://shaghayeghphoto.com/bio/. 

Nabila avait 25 ans lorsqu’elle s’est immolée par le feu. Elle avait 5 sœurs et 7 frères. La famille de Nabila est réticente à parler de son histoire, estimant qu’elle souffrait d’une maladie mentale. La mère est le seul membre de la famille qui parle de sa fille. Sa mère est la seule personne qui se souvient encore d’elle, elle accroche une photo de sa fille dans la pièce où se trouvent les draps des membres de la famille. Elle continue à garder la literie de Nabila et refuse de croire les opinions de ses autres enfants sur la maladie mentale de Nabila et ne reconnaît pas les raisons de l’auto-immolation de sa fille. Al Ba’ath, Syrie © Shaghayegh Moradiannejad
L’histoire de la vie de Sevan est différente de celle de toutes les autres femmes de ce livre. Elle ne s’est pas brûlée elle-même mais a été brûlée par son mari. Au début, le mari a prétendu que Sevan s’était brûlée elle-même (l’auto-immolation étant courante dans la société kurde). Sevan est née le 26 décembre 1995 et a été mariée à l’âge de 17 ans. Elle a eu trois enfants. Deux fils et une fille qui s’appellent Darin, Lauren et Daroon. En 2020, le mari de Sevan a mis le feu à Sevan et à leurs trois enfants et a quitté la maison. Darin, 6 ans, Lauren, 2 ans, et Daroon, 2 mois, sont morts immédiatement mais Sevan a survécu pendant une semaine et a décrit tout ce qui leur était arrivé à l’hôpital. Son mari a été arrêté et jugé. Sur la pierre tombale des enfants de Sevan, il n’y a pas le nom du père. Contrairement aux autres pierres tombales du Kurdistan irakien, où le nom du défunt est écrit avec le nom du père, seul le nom de Sevan est inscrit. Chamchamal, Kurdistan, Irak © Shaghayegh Moradiannejad

Ne manquez pas les dernières actualités photographiques, inscrivez-vous à la newsletter de Blind.