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Les yeux de la rue

Depuis 1977, le photographe Richard Sandler a entrepris un travail dans les rues de Boston et de New York, illustrant la mutation des villes et la cohabitation difficile entre les classes. La première grande rétrospective de son œuvre est présentée au Bronx Documentary Center de New York, jusqu’au 26 mars.

Richard Sandler a passé son enfance à Forrest Hills, dans le Queens, non loin du centre-ville. Vers onze ans, il se rend régulièrement à Manhattan, à l’insu de ses parents, et sans jamais rencontrer d’ennuis. Il se rend souvent dans le Hubert’s Museum, situé sur la 42e rue, qui présente, entre autres attractions, un marché aux puces et des monstres de foire.

« Je garde le souvenir de ces incursions dans le monde des adultes, à onze ans. Je n’en voyais, bien sûr, que l’aspect grotesque. C’était le genre de choses qu’on pouvait voir dans les foires locales, dans les années 1950-1960. Je ne comprenais pas bien de quoi il était question. Mais cela m’a appris à regarder », raconte-t-il.

Chambre noire

En 1977, après avoir exercé divers métiers, Sandler s’installe à Boston chez David et Mary McClelland. David McClelland est membre du département de psychologie de l’Université Harvard, et un humaniste dans son domaine.

Grand Central Terminal, N.Y.C., 1990. © Richard Sandler
Grand Central Terminal, N.Y.C., 1990. © Richard Sandler

« Lui et sa femme étaient quakers, et après le départ de leurs enfants, ils ont loué des chambres à des gens qui sont devenus pour eux comme une seconde famille. Nous formions une sorte de communauté. David voulait que les gens réussissent. Nous vivions dans une atmosphère feutrée, tranquille. Il nous encourageait à atteindre nos objectifs. »

Mary McClelland a une chambre noire dans le sous-sol et apprend le tirage à Sandler. Il utilisera également les chambres noires de l’Université d’Harvard, qui n’est pas loin de chez eux. Grâce à un ami qui y fait ses études, il suit les cours de Ben Lifson, un intellectuel qui se distingue dans la critique de photographie. C’est dans ce cours qu’il s’initie au travail de photographes tels que Henri Cartier-Bresson, Robert Frank, Helen Levitt ou Diane Arbus.

A cette époque, il apprend que le célèbre photographe de rue Garry Winogrand va organiser un workshop à Boston. On lui a parlé de Winogrand en classe, et lui-même a pratiqué la photographie de rue. Il s’inscrit donc au workshop. Cette expérience va changer sa vie.

Fenêtre sur un autre monde

« Simplement en le regardant, et en regardant les scènes qu’il photographiait, j’ai appris tout ce dont j’avais besoin de savoir pour m’améliorer. Winogrand trouvait toujours dans ses photos quelque chose de drôle, d’émouvant ou d’humain, qu’il découvrait dans la banalité. Les scènes étaient cadrées de telle sorte que l’image devenait une sorte de fenêtre sur un autre monde. C’est ce que je voulais vraiment faire. »

À Boston, Sandler met très rapidement son talent de photographe au service de publications alternatives comme le Real Paper et le Boston Phoenix. Et lorsqu’il présente son portfolio à l’éditeur photo du New York Times, on lui dit qu’on l’engagera s’il vient s’installer à New York. C’est ce qu’il fait.

Subway Kiss, N.Y.C., 1986. © Richard Sandler
Subway Kiss, N.Y.C., 1986. © Richard Sandler
CC Train, N.Y.C., 1985. © Richard Sandler
CC Train, N.Y.C., 1985. © Richard Sandler
RR Train, N.Y.C., 1982. © Richard Sandler
RR Train, N.Y.C., 1982. © Richard Sandler

Là, il réalise qu’il ne gagne pas assez d’argent, avec le New York Times et les publications indépendantes. Pour compléter ses revenus, il devient donc coursier, livrant des paquets dans toute la ville. Cela aussi profite à son travail de photographe.

« Je crois que c’est l’humanité que je veux saisir. On sent aussi ma présence dans ces images »

« Je devais prendre le métro, me déplacer sans cesse dans la ville. C’était vraiment ce que je voulais faire, parcourir les rues, tout en gagnant de l’argent. » La plupart des photographies de The Eyes of the City ont été prises entre 1977 et 1992. Elles montrent le regard d’un homme sur une ville – un homme qui savait ce qu’il cherchait, et qui voulait capter le regard des passants.

« Je crois que c’est l’humanité que je veux saisir. On sent aussi ma présence dans ces images. Parfois, je fais en sorte d’attirer le regard des gens. Et c’est pourquoi j’ai appelé le livre The Eyes of The City. J’attends parfois le moment où l’on me regarde. Ce n’est pas tout le temps le cas, mais cela rend les images plus humaines », décrit le photographe.

Nannies and Tykes, Soho, NYC, 1982. © Richard Sandler
Nannies and Tykes, Soho, NYC, 1982. © Richard Sandler

Une ville en mutation

Les photographies de Sandler capturent les questions de classes, de la richesse, de la pauvreté, de la politique et des problèmes sociaux dans une ville en pleine mutation – une ville qui a été au bord de la faillite, dévastée par la criminalité, avant d’entrer dans son ère actuelle marquée par la gentrification, le maintien de l’ordre, les très nombreux projets de construction et le remodelage des quartiers. Mais les images de Sandler n’apporte pas de réponses sur les causes de ces changements : il ne montre que les questions que se pose le photographe lui-même.

« Je ressentais une sorte de malaise difficile à définir, à cette époque, et je me suis interrogé. Disons que ces images – les meilleures d’entre elles – posent plus de questions qu’elles n’apportent de réponses. J’essaie de faire des images qui ont plusieurs sens, afin que l’on ne sache pas exactement ce qui se passe et qu’on puisse l’interpréter de différentes manières. »

West 32nd st., NYC, 1983. © Richard Sandler
West 32nd st., NYC, 1983. © Richard Sandler

L’énergie présente dans le travail de Sandler n’est pas facile à définir précisément : elle se ressent. De nombreux photographes de rue traquent cette énergie, mais peu y réussissent aussi bien que Sandler. La photographie étant un médium statique, il y a des limites à ce qu’elle peut capturer et représenter.

« Je me suis passionné pour le film à vue subjective »

Dans les années 1990, Sandler s’intéresse à la réalisation de films en caméra subjective, ce qui permet d’utiliser à la fois le son et le mouvement, absents de l’image fixe. « Je me suis passionné pour le film à vue subjective. Ces films qu’on tourne avec un caméscope surmonté d’un bon micro. J’avais toujours mon appareil photo avec moi, mais je l’ai beaucoup moins utilisé à partir de 1992, et j’ai réalisé de plus en plus de vidéos à Times Square, à East Village et dans le métro. La vidéo était plus importante pour moi que la photographie, parce que je savais que j’avais déjà fait, probablement, le meilleur de ce que je pouvais faire en photographie. Et je ne voulais pas me répéter. »

En addition aux images, trois des films de Sandler, The Gods of Times Square, Sway et Brave New York sont présentés dans l’exposition. Comme l’ont fait ses photographies, ses films ont saisi l’atmosphère de Times Square et de l’East Village dans les années 1990, au moment où ces quartiers emblématiques de la ville commençaient à changer. Mais l’ajout du son et du mouvement permet d’appréhender les événements d’une autre manière que l’image fixe – d’où l’intérêt d’utiliser conjointement ces deux médiums.

Argument, 5th Ave., N.Y.C., 1983. © Richard Sandler
Argument, 5th Ave., N.Y.C., 1983. © Richard Sandler

11 Septembre 2001

Mais le 11 septembre 2001, Sandler abandonne la photographie pour se consacrer entièrement à la vidéo. « La photographie était trop romantique pour illustrer les événements du 11 septembre. Il n’y a pas de son, on n’entend pas ce qui se passe. C’est comme isoler un petit morceau de temps. Il était beaucoup plus important de tourner une vidéo à Union Square Park, le jour du 11 septembre. Et quelques semaines après, je n’ai même pas pris mon appareil photo avec moi. Ces événements étaient considérables. Et la photographie ne me permettait pas d’exprimer ce que je ressentais et voyais. »

« La photographie, c’est tout autre chose que le monde réel »

Sandler sait que la photographie n’est pas le monde réel, mais une simple représentation en deux dimensions d’une scène tridimensionnelle. Elle est inscrite dans le monde, mais elle n’est pas le monde. Faire des photographies (comme le pensait Winogrand, dont Sandler a bien retenu l’enseignement), c’est se représenter ce que sera la chose photographiée.

« La photographie, c’est tout autre chose que le monde réel. C’est prendre le monde réel en trois dimensions et le transposer en deux. Notre œil voit un arrière-plan, un premier plan, les met en relation. Mais sur une photo, tout est au premier plan, tout est en contact avec tout. L’espace est mis à plat sur une photographie. L’objectif grand angle rectifie un peu cela. Mais la photographie, c’est autre chose que le monde. »

L’exposition « The Eyes of the City » est présentée au Bronx Documentary Center de New York jusqu’au 26 mars. Une projection du film de Sandler The Gods of Times Square aura lieu le 25 mars à 18 heures, suivie d’une séance de questions-réponses. Pour plus d’informations sur le site web.

Subway Noir, N.Y.C., 1987. © Richard Sandler
Subway Noir, N.Y.C., 1987. © Richard Sandler

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