
Dans une paisible bourgade de 50 000 âmes au nord de la Macédoine, l’agonie économique a enfanté un marché noir. À l’approche des élections américaines de 2016, et du duel Hillary Clinton/Donald Trump, des adolescents de Veles, férus de technologie, ont vu l’occasion de gagner de l’argent en propageant de la désinformation – des « fake news » – dont on considère qu’elles ont considérablement joué en faveur de l’élection du président Trump.

Jonas Bendiksen s’est rendu à Vélès pour photographier la ville et ses habitants, puis en faire un livre : The Book of Veles. Ses clichés de cette cité décrépite et de sa population se juxtaposent à des images d’un texte slave prétendument ancien, également intitulé Le Livre de Vélès. Rédigé sur des planches de bois mystérieusement mises à jour au début du XXe siècle, Le Livre de Vélès est censé être une épopée païenne datant du VIIe siècle avant J.-C. Sa découverte et les traductions modernes ont conduit à l’émergence d’une nouvelle religion, avant qu’il ne soit considéré comme un faux.


Le culte que le Livre de Vélès a inspiré pourrait être comparé au culte de la personnalité qui s’est développé en 2016 autour de Trump et de son incursion en politique, un culte dont ce groupe d’adolescents via leurs fake news ont été le fer de lance. Pour être clair, ces ados, selon leurs propres aveux, n’avaient pas de candidat préféré. En revanche, ils ont préféré suivre l’argent. Le résultat de leur travail, et la façon dont il a affecté l’élection américaine, ils s’en moquent.
Un sentiment comminatoire se dégage du livre. Le grain grossier des images donne l’impression qu’il s’agit de captures d’écran d’une VHS des années 1980, d’une terre qu’on imagine volontiers perdue. Tout semble éclairé au néon, du vert au gris sinistre. Dans cet endroit lugubre, les habitants eux-mêmes semblent pris au piège de cette étrange vallée.


En y regardant de plus près, cela semble presque incroyable. S’agit-il de visages d’hommes et de femmes, jusque-là sans visage, responsables du fléau de la désinformation ? De quels mensonges sont-ils responsables ? Dans l’introduction, Bendiksen expose son rapport aux faits et à la fiction : « J’ai réalisé que la vérité est quelque chose que nous créons », écrit-il.
Et il l’a créée. En septembre, quelques mois après la sortie de son livre, Bendiksen a révélé dans une interview publiée sur le site de Magnum, que son ouvrage, tout comme le Livre de Vélès avant lui, était une œuvre de fiction. Ces photographies ne représentent pas des habitants de Vélès, mais des modèles 3D achetés en ligne. Les images basiques sont de lui – il s’est rendu à Vélès à deux reprises pour prendre des photos de la ville déserte afin d’ y incruster ensuite ces avatars numériques.


Et cet exposé consacré aux faits et à la fiction ? Rédigé par un générateur de texte, donc l’œuvre d’une intelligence artificielle. « J’ai commencé à me poser la question, expliquait-il à Magnum : Combien de temps faudra-t-il avant que nous ne commencions à voir qu’un ”photojournalisme documentaire” n’a d’autre ancrage dans le réel que la fantaisie du photographe, et une carte graphique lui autorisant tout ou presque sur son ordinateur ? Serons-nous capables de faire la différence ? Sera-t-il difficile de la faire ? Comment notre communauté de photographes et de rédacteurs réussira-t-elle à séparer le bon grain de l’ivraie ? ».
Par Christina Cacouris
Christina Cacouris est journaliste et commissaire d’expositions. Elle vit entre Paris et New York.


