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Mitch Epstein en Inde : tableaux entre réalité et illusion 

Série « India » © Mitch Epstein

Exposée au festival des Rencontres d’Arles, la série « In India, 1978-1989 » de Mitch Epstein révèle son double point de vue d’occidental et d’époux d’une femme indienne dans une culture complexe souvent représentée de manière unidimensionnelle. Une citation de son livre In India récemment publié ouvre cette interview, dans laquelle il parle de l’importance de ce corpus d’œuvres dans sa vie et sa carrière.

«  Ma position d’initié et d’outsider fut particulièrement claire un jour à Juhu Beach, à Mumbai (alors Bombay), alors que j’étais en train de photographier un groupe d’Indiens qui regardaient fixement des femmes blanches en bikini, assises sur le mur d’enceinte d’un hôtel. Ces femmes n’avaient pas conscience de la douzaine d’Indiens entièrement vêtus qui les observaient depuis la plage en contrebas. C’était, pour moi, un moment de détachement et d’identification : Je n’étais ni un touriste occidental ni un Indien, je n’étais aucune des personnes que je photographiais ; pourtant, je pouvais en quelque sorte m’identifier à tous ces individus. »

Série « India » © Mitch Epstein

La première fois que vous êtes allé en Inde, c’était pour rendre visite à la réalisatrice Mira Nair, qui était votre petite amie à l’époque, et qui par la suite est devenue votre épouse. Vous avez beaucoup œuvré au cours de huit voyages, entre 1978 et 1989, mais vous avez récemment déclaré que vous aviez regardé ce travail différemment lorsque vous l’avez revu au cours de ces dernières années. D’après vous, qu’est-ce qui a changé ? 

Pendant cette période, j’ai vécu des tas d’expériences, j’ai évolué en tant qu’artiste, je vois maintenant les choses sous un angle différent. J’ai fait un livre avec Aperture en 1987, qui était aussi l’année où j’ai travaillé sur Salon Bombay, un film de fiction avec Mira Nair. Ensuite, j’ai un peu présenté mon travail dans les années 80, mais après cela, je l’ai vraiment mis au placard. Cet éloignement m’a permis de le regarder sans tout le bagage émotionnel qui faisait partie de ma vie à cette époque. Je pense que parfois les photos les plus surprenantes sont aussi celles qui étaient intellectuellement ou cognitivement un peu en avance sur ma perception à l’époque.

Je suis un meilleur monteur maintenant et, dans mon studio, j’ai une équipe avec laquelle je collabore. Chose que j’apprécie vraiment. Dans les années 80, j’étais beaucoup plus solitaire.

Pouvez-vous parler de votre statut de photographe, à l’époque où vous travailliez là-bas ? 

Vous savez, j’étais marié à Mira Nair et nous formions une véritable équipe. Je travaillais aussi avec elle sur plusieurs films. Mais en même temps, j’étais toujours Américain et je vivais entre l’Inde et New York, et ce que je considère aujourd’hui comme un privilège rare, c’est d’avoir pu travailler en Inde de la même façon qu’en Amérique.

Série « India » © Mitch Epstein

À l’époque, en Inde, ce qui dominait, surtout pour les photographes venant de l’extérieur, c’était le photojournalisme. Un certain type de photojournalisme ethnographique, dans la lignée du National Geographic, ce que faisait Rahubir Singh, qui était un grand photographe, alors que je n’étais en aucune façon un photojournaliste. Ce n’était pas ma formation et je n’appartenais pas à cette école. Mon approche était beaucoup plus personnelle. 

Cette position vous a également permis d’approcher la classe moyenne indienne, qui était plus difficile à pénétrer pour la plupart des photographes, ce qui n’était pas le cas pour les autres couches de la société.

Oui, pour moi, c’était intéressant. Il n’y avait pas de stratégie de type hiérarchique. Je n’ai pas pensé « C’est à cette demande que je dois répondre ». C’était fascinant, mais aussi stimulant, car je me déplaçais très librement parmi les différentes strates de la société et de la culture indiennes. J’appartenais à une famille de la classe moyenne. Ma vision de l’Inde a été façonnée en partie par la perspective que j’ai acquise en faisant partie de ce milieu.

Série « India » © Mitch Epstein

Vous avez commencé à photographier par curiosité et pour mieux comprendre le milieu que vous exploriez, mais y a-t-il une idée précise que vous vouliez faire passer concernant les expériences que vous avez vécues ?

Pas vraiment, car je savais très bien que mes idées préconçues ne me mèneraient nulle part. Je savais très bien que je venais en Inde sans avoir une grande connaissance du pays et de son histoire. 

Ce qui me passionnait, c’était de m’immerger dans cette culture et dans ces mondes, car l’Inde est composée d’une multitude d’univers différents, et de mieux les comprendre à travers mon activité de créateur d’images. 

Série « India » © Mitch Epstein

Je lisais de la littérature indienne, j’ai vu la plupart des films de Satyajit Ray, ainsi que L’Inde fantôme de Louis Malle, un documentaire qui a ensuite été interdit en Inde parce qu’il était très direct, très brutal. Je n’étais donc pas dans un vide, mais en même temps, l’Inde était à peu près aussi éloignée que possible de la petite ville de Nouvelle-Angleterre où j’ai grandi et d’où est parti mon intérêt pour le vaste monde. Ainsi j’avais des doutes. Était-il possible, avec mes connaissances, ma curiosité et ma passion pour cette culture, d’être capable de faire des photos qui auraient un sens pour quelqu’un d’autre ? Je l’ignorais.

C’est aussi ce qui était excitant : me mettre en danger. Je crois beaucoup au risque comme guide, parce que sinon vous faites toujours la même chose, encore et toujours.

Il y a des parallèles entre ce travail et ce que vous avez fait pour votre livre sur les États-Unis, Recreation. Il y a un souci de l’élément humain et une distance qui vous a permis de montrer également la structure architecturale et sociale dans laquelle les gens évoluent. Comment le travail en Inde a-t-il influencé votre production aux États-Unis ?

Série « India » © Mitch Epstein

Dans les années 80, je réalisais les photos de Recreation aux États-Unis, et en même temps je travaillais en Inde. J’étais dans le paysage public. J’avais un appareil moyen format qui me conduisait à prendre un peu de recul, en raison de certaines contraintes techniques et de la longueur focale des objectifs que j’utilisais. Mais je pensais aussi à construire des images qui ressemblaient à des tableaux. Je cherchais des moyens de créer quelque chose de complexe sur le plan pictural et qui retiendrait mon attention. Le travail effectué en Inde a profondément transformé ma vie et a grandement influencé mon travail par la suite. Après mon séjour en Inde, j’ai envisagé où était ma place, ici en Amérique, mais aussi dans le monde, d’une manière très différente. Je me suis également efforcé d’oublier mon américanité lorsque j’étais là-bas, car ce qui importait, c’était que je trouve un nouveau langage pour observer ce monde qui n’était pas le mien, mais auquel j’étais pourtant profondément lié. 

Bollywood revient sans cesse dans vos images, de même que l’élément miroir. J’ai l’impression que, d’une certaine manière, vos photos montrent comment la société indienne se voyait à l’époque, et comment elle voulait être vue de l’extérieur. Êtes-vous d’accord ?

Série « India » © Mitch Epstein
Série « India » © Mitch Epstein

Je n’y ai jamais vraiment réfléchi de cette manière. Je suppose qu’il y a une notion de l’individu qui s’engage dans quelque chose d’existentiel, quelque chose lié au soi, mais j’essayais de créer une sorte de complexité spatiale, plutôt que conceptuelle. Lorsque j’utilise le miroir, je pense à une opportunité photographique à portée de main. Tout est dans les détails, et le processus est plus intuitif. La photo prise au palais de Mysore, par exemple, était une occasion d’observer le regard du public, sorte de rêverie intérieure, et nostalgie de l’opulence. Je m’intéresse à l’authenticité et à la possibilité photographique d’une suggestion de récit. 

Dans de nombreuses photographies, je jongle entre l’illusion et la réalité, et la plupart d’entre elles me paraissent complètement énigmatiques. Je me demande comment je me suis retrouvé avec ces images. Mais l’œuvre ne peut être énigmatique que s’il y a une sorte de clarté dans l’image elle-même. Si elle n’est que troublante, elle ne sera pas mystérieuse.  

Vous avez dit que vous n’êtes pas retourné en Inde depuis cette période, et que pour vous, le pays est figé dans le temps. Si l’on vous demandait d’y repartir aujourd’hui en tant que photographe, accepteriez-vous ? Et si oui, sur quoi souhaiteriez-vous vous concentrer ? 

Série « India » © Mitch Epstein

Je pense à retourner en Inde depuis un certain temps mais, vous savez, ayant une famille et des occupations très prenantes, l’occasion ne s’est tout simplement pas présentée. 

C’est trop abstrait de penser à ce que je pourrais faire là-bas. Il faut juste que j’y aille et que je voie. Je ne serai sûrement pas capable de reprendre les choses là où je les ai laissées. Je ne suis plus la personne que j’étais à trente ans, je ne fais plus de photos de la même manière, et le monde a changé.

Cette période de ma vie est terminée. Aujourd’hui, ces expériences sont toujours présentes en moi, elles font partie de cet inconscient collectif plus vaste qui a trait à ma façon de faire des images et de voir le monde.

« In India, 1978-1989 » de Mitch Epstein est exposé à l’Abbaye de Montmajour, dans le cadre du festival d’Arles, jusqu’au 25 septembre.

Son livre In India est publié par Steidl,144 pages, 64 images,55€.

Série « India » © Mitch Epstein

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