
D’où vient le « projet Cham » ?
Il y a plusieurs raisons qui se superposent. J’ai commencé à travailler sur ce projet en 2010. L’intérêt est né de la rencontre avec des personnes qui étaient autour de moi, des amis antillais et africains que j’ai rencontrés à Paris et d’un désir de compréhension des mécanismes du pouvoir. Moi, je me suis toujours intéressé aux minorités, à comment un groupe minoritaire essaye de trouver des stratégies pour résister face à un système dominant. La mémoire de l’esclavage, c’est un peu aussi cette histoire-là. Je voulais comprendre comment, dans l’abîme de l’esclavage, on peut quand même rester digne, on peut construire une culture. C’est donc surtout un projet qui porte sur la mémoire de toutes les pratiques élaborées en opposition et en résistance à l’esclavage. Cette capacité à résister, à rester intègre… J’ai pensé qu’il fallait connaître ses pratiques, les photographier. Ce qui m’intéresse, aussi, c’est la beauté créée face à cette violence-là. C’est l’humanité qui a pu, quand même, être générée en opposition à cette déshumanisation qui était le système esclavagiste, les plantations et puis aussi le colonialisme.
C’est un travail qui appelle à beaucoup d’autocritique j’imagine ?
Évidemment. C’est un projet qui ne peut pas se faire si on ne se remet pas en cause en tant que personne, c’est fondamental. C’est pour ça aussi que j’essaye de prendre du temps pour photographier ces communautés. Il y a des communautés qui sont là pour partager leur mémoire, leur pratique, leur souffrance et aussi la beauté de ce qu’ils ont produit et, du coup, il faut trouver le moyen de raconter tout cela de manière honnête. Il faut trouver un certain équilibre dans un projet comme celui-là.
« Parfois, les traces ont été physiquement détruites. »

Et rendre visible quelque chose de difficilement visible, une mémoire qui a été effacée d’une certaine représentation collective…
Oui, ce que je fais, c’est un travail documentaire. Quand on travaille sur la mémoire, on travaille aussi sur l’absence de mémoire. Parfois, les traces ont été physiquement détruites. Pour moi c’est tout le challenge. Comment évoquer cette mémoire, comment la suggérer, sans faire de mise en scène. Aux États-Unis, par exemple, j’ai fait tout un travail sur la mémoire des esclaves qui parvenaient à s’enfuir, quitter le sud pour aller dans le nord du pays. Je photographie des lieux, comme dans ce cas-là, l’emplacement de la maison d’un des plus grands abolitionnistes noirs, Jermain Loguen. Comme il était noir, on a détruit sa maison et donc, aujourd’hui, c’est un drugstore, que j’ai photographié.
D’où l’importance de contextualiser, de mettre des légendes…
Ce travail-là est fondamental. Dans tous les cas, il faut du texte. C’est une enquête photographique ce projet… Il y a un côté investigation, mais après c’est aussi une errance. L’objectif ce n’est pas de faire un inventaire de ces mémoires, mais plutôt un parcours personnel. J’utilise la méthode de l’anthropologie, de la sociologie, du journalisme, mais il y a aussi une démarche plasticienne. Ce n’est pas de la photographie scientifique.
Oui, c’est inventer un dispositif très large pour rendre une réalité très complexe.
J’essaye vraiment de restituer visuellement les différents niveaux de la mémoire. Il y a aussi des contradictions. Donc, comment les mettre en lumière… J’essaye de travailler sur les différents niveaux de lecture. Et puis, il y a le pouvoir de la photographie. Rendre accessibles toutes les recherches sur l’esclavage à un public qui n’est pas forcément académique. Traiter des sujets si complexes avec des images, c’est beaucoup plus accessible qu’une étude universitaire.

Céleur, lanceur de cordes, membre du groupe Base Track , carnaval à Jacmel, Haiti. Theodore Taondreau est le responsable du groupe. © Nicola Lo Calzo / Courtesy of Dominique Fiat
Quels sont vos prochains voyages ?
Je ne sais pas encore. Mais je pense aller au Brésil et en Angola. J’ai beaucoup couvert l’histoire du colonialisme français ( Bénin, Guadeloupe, Haïti, Nouvelle-Orléans, Louisiane…). Je m’intéresse désormais davantage à des pays lusophones et hispaniques.
Vous exposez à Paris Photo 2019. Qu’attendez-vous d’un tel événement ?
Paris Photo est pour moi l’occasion de pouvoir rencontrer des institutions, des musées, dans l’espoir qu’ils puissent co-produire une exposition et un livre sur le projet, ce qui est assez conséquent.


Propos recueillis par Jean-Baptiste Gauvin
Le projet Cham – Nicola Lo Calzo
Paris Photo – Solo Show – Galerie Dominique Fiat – A4
Grand Palais, 3 Avenue du Général Eisenhower, 75008 Paris