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À la découverte des archives légendaires de Polo Silk, icône de la Nouvelle-Orléans

Une exposition du travail du photographe le plus influent de la Nouvelle-Orléans retrace l’histoire des gens, de la culture et de la musique de cette ville surnommée « Big Easy ».

Depuis plus de trente ans, Selwhyn Sthaddeus « Polo Silk » Terrell consigne la vie des habitants de sa Nouvelle-Orléans natale, leurs contributions à la musique, au style et à la culture. Figure déterminante de la photographie noire américaine des années 1980/1990, Terrell a relaté l’essor du hip-hop et de la bounce music de la Nouvelle-Orléans, capturant l’esprit des rues et des clubs dans son studio photo portatif.

Accompagné de Chelsey, son fidèle Polaroid, Terrell réalise des instantanés pour ses clients, sur fond de décors aérographiés peints par son cousin Otis Spears – photographies glorifiant des icônes noires, des marques de mode, des logos sportifs, des chansons hots et des sujets dans l’air du temps. Ses archives comprennent des portraits d’Afro-américains au carnaval de la Nouvelle-Orléans – les Mardi Gras Indians -, de fanfares, ou « Second Line bands », et d’artistes de hip-hop et de bounce music percutants, tels que Soulja Slim, Lil Wayne, Magnolia Shorty, Cheeky Blakk, 5th Ward Weebie ou encore Big Freedia, en featuring sur « Break My Soul », le single de l’album de Beyoncé Renaissance. « C’est une bénédiction. Ma mère disait que c’était mon destin, que depuis ma naissance, j’étais voué à réussir de grandes choses. », rapporte Terrell.

Mardi Gras, Orleans and Claiborne, 1996.
Mardi Gras, Orleans and Claiborne, 1996. Impression unique Polacolor, Achat du musée, Fonds Tina Freeman, 2021 © Polo Silk, Fab 5 Legacy Archive

Et sa mère a vu juste. A 58 ans, Terrell est devenu un membre à part entière de la communauté, avec ses photographies qui retracent le passé des familles, à travers plusieurs générations, et préservent le souvenir de ceux qui sont morts depuis, certains avant l’heure. Aujourd’hui grand-père, Terrell fait partager son travail à un public de tous les âges, avec son exposition intitulée « Picture Man: Portraits by Polo Silk », qui rassemble plus de 35 images réalisées entre 1987 et 2007 et illustrent sa contribution à la photographie, à la culture et à l’histoire.

« Tout le monde se connaissait »

Les années 1960/1970 où Selwhyn Sthaddeus « Polo Silk » Terrell a grandi correspondent à l’âge d’or de la Nouvelle-Orléans. « C’était une époque où les enfants étaient élevés par un village tout entier. Tout le monde se connaissait. Si un voisin vous surprenait à faire quelque chose de [mal], il vous corrigeait », dit-il. « Les enfants jouaient dans la rue, à la corde à sauter, au football, au baseball, ou bien en se renvoyant des canettes du pied. On s’asseyait tard le soir devant chez soi, et on allait à l’église le dimanche. Une époque incroyable. Vraiment unique. »

Terrell se passionne tout jeune pour la photographie, dans la maison où il a grandi. Sa grand-mère, sa mère et ses tantes encadrent les portraits de leurs proches et les accrochent aux murs – sorte de musée improvisé de leur lignée. « Quelque chose m’a toujours attiré vers ces images », se souvient Terrell, évoquant ces années formatrices où le portrait était presque exclusivement utilisé pour enregistrer des dates marquantes. Il est également attiré par des magazines populaires de l’époque tels qu’Ebony ou Jet, témoins de la culture et de la vie des Noirs américains, ainsi que par Sports Illustrated, qui utilise des photographies choc pour rendre les faits de l’actualité plus captivants et compréhensibles. 

Jean Team, Mardi Gras, Orleans and Claiborne, 1999
Jean Team, Mardi Gras, Orleans and Claiborne, 1999. Impression unique Polacolor, Achat du musée, Fonds Tina Freeman, 2021 © Polo Silk, Fab 5 Legacy Archive

Terrell n’envisage pas de devenir photographe, mais le destin a d’autres plans pour l’adolescent. Il suit un cours de photo au Boys Club, et décide sérieusement de réaliser ses propres images en 1986, quand le hip-hop commence à dominer la scène locale. Le club de Warren Mayes, un rappeur de la ville, présente une configuration idéale pour un photographe, et une idée vient à Terrell : il peut faire de même dans le club de jeunes qu’il a créé avec ses amis sur Canal street, le « club Adidas. Ils aménagent une pièce qui ressemble à une chambre à coucher, où des boîtes à chaussures côtoient des magazines de rap, des affiches hip-hop, une bibliothèque et une chaise en osier où s’asseoir pour poser. Ne manquait plus qu’une toile de fond, et le tour était joué. Sans hésiter, Terrell commence à réaliser des portraits.

Le mouvement Lo-Life

Le hip-hop est en passe de devenir la voix d’une génération. Selwhyn Sthaddeus « Polo Silk » Terrell s’essaie sans succès au rap. « Je me prenais un peu pour LL Cool J – avant de rencontrer des gens comme Soljar Slim, qui sont devenus mes amis », dit-il. « Je ne suis pas un rappeur. Je m’en tiens à la photographie. »

Mais quelle que soit sa forme, la culture hip-hop véhicule le style et la fierté. « Le rap était affaire de vantardise », se souvient Terrell, évoquant les artistes qui ont donné de la crédibilité aux marques de luxe. Alors que Dapper Dan crée des tenues en cuir couture utilisant les logos de Gucci, Louis Vuitton ou MGM , Terrell adopte un style qui lui est propre, décontracté dans sa garde-robe signée Ralph Lauren Polo. Dans la longue tradition noire américaine de subvertir les symboles des classes aisées en les intégrant au street style (voir l’ouvrage de référence Black Ivy: The Birth of Cool , récemment paru), Terrell devient célèbre pour son look emblématique, et adopte le surnom parlant de « Polo Silk ».

Phillip Green, Mr. Big Stuff, Club Detour, 1992 Impression unique Polacolor, Achat du musée, Fonds Tina Freeman, 2021 © Polo Silk, Fab 5 Legacy Archive
Phillip Green, Mr. Big Stuff, Club Detour, 1992. Impression unique Polacolor, Achat du musée, Fonds Tina Freeman, 2021 © Polo Silk, Fab 5 Legacy Archive

« On venait des bas-quartiers, on n’avait vraiment pas grand’chose », se souvient Terrell, soulignant que ses parents accumulaient les emplois pour payer les factures. Et lorsqu’on sortait en ville, il fallait se faire beau. « A l’époque, maman et papa travaillaient dur toute la semaine, et le week-end, on les regardait s’habiller pour aller en boîte. Le hip-hop nous venait de New York, mais à la Nouvelle-Orléans, on voit toujours les choses à sa manière. Quand on pouvait s’offrir des marques comme Polo, on avait le droit de se montrer. C’étaient des vêtements de riches, on se sentait quelqu’un en les portant. »

Préserver le passé

Selwhyn Sthaddeus « Polo Silk » Terrell a de profondes racines dans sa Nouvelle-Orléans natale. Son père était membre des Young Men Olympians, et sa famille participait au Mardi Gras des Afro-américains. C’est tout naturellement qu’il exprime, dans sa pratique de la photographie, son amour pour une communauté qui a fait de lui l’un des artistes les plus influents de sa génération. Au cours des 35 dernières années, Terrell a interagi  avec des gens de différents quartiers, au cœur de la ville, et créé un espace où s’exprime le meilleur de la Nouvelle-Orléans.

Auteur du livre Pop That Thang (2017) qui évoque, en images, la musique et les gens qui lui sont chers, Terrell a de longues journées de travail. Elles commencent à dix heures du matin, et finissent, parfois, au lever du soleil, le jour suivant – en fréquentant les clubs cinq à six soirs par semaine. Longuement, il a constitué une banque de données qui dépasse la simple esthétique de l’image : ces photographies, prises avant le passage de l’ouragan Katrina, préservent la mémoire de la Nouvelle-Orléans. Car en tuant ou délocalisant des milliers de personnes, l’ouragan a emporté, dans son sillage, l’héritage photographique des habitants dont les maisons ont été détruites.

Dat Girl on Fiya, Easter Concert, Labor Union Hall, 1998
Dat Girl on Fiya, Easter Concert, Labor Union Hall, 1998. Impression unique Polacolor, Achat du musée, Fonds Tina Freeman, 2021 © Polo Silk, Fab 5 Legacy Archive
Impression unique Polacolor, Achat du musée, Fonds Tina Freeman, 2021 © Polo Silk, Fab 5 Legacy Archive

Dans le même temps, l’épidémie de drogue a fait des ravages considérables et déchiré les familles, que ce soit en raison des problèmes liés à la dépendance, à la violence armée ou aux incarcérations. Les portraits de Terrell témoignent de tout ce qui a disparu. « C’est une très bonne chose, mais elle est terrible, en même temps, car tant de gens que j’ai photographiés ne sont plus là », dit-il, soulignant les statistiques selon laquelle la Nouvelle-Orléans est la capitale du meurtre de l’Amérique en 2022. Au cours des 20 dernières années, la ville a connu une criminalité bien au-dessus de la moyenne nationale, ce qui rend les photographies de Terrell d’autant plus significatives. 

Après le décès de l’une de ses meilleures amies, Terrell a fabriqué un bracelet avec ses photographies, et l’a offert à sa mère le jour de la fête des Mères. « Je savais combien elle souffrait », dit-il. « Et j’étais heureux de lui donner une occasion de sourire. Après avoir fait cela pour elle, je suis allé voir quelques autres mères qui ont tout perdu à cause de Katrina, et je leur ai offert des bracelets avec les photos de leurs enfants. Les gens de cette ville sont forts, résilients, et pleins d’amour. »

« Pour nombre d’entre eux, je fais partie de la famille. Ils m’ont donné l’occasion de les photographier et ils m’ont fait ce que je suis. Je ne les remercierai jamais assez », confie Terrell, qui a été depuis toujours à leurs côtés, et qui continue à l’être.

L’exposition Picture Man: Portraits by Polo Silk est présentée au New Orleans Museum of Art jusqu’au 8 janvier 2023.

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