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Portrait intemporel de la contre-culture par Janette Beckman

Portrait intemporel de la contre-culture par Janette Beckman

La photographe revient sur quatre décennies passées à photographier personnalités et mouvements underground qui ont transformé à jamais le monde culturel.
Andre Walker, Robin Newland and Pierre Francillon. New York City, 1984 © Janette Beckman

Janette Beckman grandit à Londres dans les années 1960, enfant, elle visite la National Portrait Gallery. Séduite par les portraits de gens d’époques et de lieux lointains, elle sait alors instinctivement ce qu’elle fera de sa vie. « J’ai toujours été fascinée par les gens », se souvient-elle. « Je les voyais à l’arrêt de bus sur le chemin de l’école, mais j’étais trop timide pour parler à qui que ce soit, alors je les fixais. Ma mère me disait d’arrêter, mais je ne pouvais pas m’en empêcher. »

Attirée par l’impérieuse expressivité du style, du caractère et de la personnalité, Beckman s’inscrit à Central St. Martins pour étudier l’art au début des années 1970 et habite dans un semi-squat à Streatham, au sud de Londres, avec ses camarades de classe. « Nous occupions quatre étages, partagions une salle de bains et il n’y avait pas de chauffage, mais mon loyer n’était que de cinq livres par semaine », raconte-t-elle.

L’incursion de Beckman dans la photographie se fait par pure sérendipité. « Nous avions l’habitude de nous asseoir en cercle et de faire nos portraits », dit-elle. « Mon ami Eddie était un artiste fantastique ; il dessinait aussi bien que David Hockney. Je regardais son travail, puis le mien, et je réalisais que je ne serais jamais aussi bonne que lui. Quand la fin de l’année scolaire est arrivée, j’ai dû décider de ce que j’allais faire, et je me suis dit, je vais tenter la photographie. »

Je me suis battue contre la loi

The Specials, South End, 1980 © Janette Beckman

Un fois inscrite à l’école de photographie, où elle est l’une des trois femmes de la classe, Janette Beckman comprend rapidement qu’elle ne veut pas apprendre de façon académique – mais plutôt par elle-même. Déterminée à tracer sa propre voie, elle se dédie au portrait et ne va en cours que pour apprendre ce qu’elle doit savoir, comme la façon de faire des tirages.

« J’étais dans ma phase vraiment rebelle », dit Beckman, qui a suivi cette ligne directrice tout au long de sa carrière. Son penchant pour les subversifs, les innovateurs et les activistes est rassemblé dans le nouveau livre Rebels : From Punk to Dior (Rebelles : des Punks à Dior), quatre décennies de photographies célébrant artistes, musiciens et mouvements marginaux qui ont redéfini la culture mainstream.

Les photographies de Beckman ont joué un rôle déterminant dans ces bouleversements, si indéniables que les institutions en prennent enfin acte. La boucle est bouclée : plus tôt cette année, la National Portrait Gallery a acquis quatre tirages de Beckman représentant des musiciens britanniques, dont les Specials et Laurel Aitken, dans le cadre de « Inspiring People », important projet de réaménagement de la conservation qui vise à témoigner de la diversité culturelle et de genre des modèles et des artistes.

Laurel Aitken at home, Leicester, 1980 © Janette Beckman

L’appel de Londres

Lorsque Janette Beckman obtient son diplôme universitaire au milieu des années 1970, l’Angleterre est en grande difficulté. L’économie s’est effondrée, les conflits raciaux sont à leur paroxysme et les bombes de l’IRA achèvent de noircir le tableau. « Quand Johnny Rotten chantait No Future, il était sérieux », dit Beckman à propos de la chanson des Sex Pistols, « God Save the Queen », qui arriva jusqu’au Parlement où l’on en discuta pour savoir si elle n’était pas séditieuse.

Une nouvelle vague de groupes punks comme les Sex Pistols et les Clash commence à émerger, s’attaquant à l’éthique de la vie britannique et faisant un pied de nez aux notions de classe et de bienséance. La décence n’est plus de mise, place à la décadence. Cette société policée s’apprête à recevoir le choc de sa vie lorsque Steve Jones insulte l’animateur Bill Grundy en direct à la télévision. « The Filth and the Fury ! » (La saleté et la fureur), s’emporte le Daily Mirror en Une, d’un événement qui semblerait aujourd’hui assez banal.

Mais au milieu des années 1970, les punks, mods, skinheads et autres rockers qui attirent l’attention de Beckman sont au début d’une révolution musicale et stylistique. « J’avais une petite chambre noire dans ce qui est aujourd’hui Covent Garden, pas loin de la revue Melody Maker », raconte-t-elle. « Dans le quartier se trouvait le Roxy, célèbre club punk. Je voyais des gens traîner dans les parages, vêtus de sacs poubelles et de pantalons bondage, de surplus de l’armée et percés d’épingles à nourrice. »

Paul Simonon backstage, The Clash, Milan, 1981 © Janette Beckman

Impressionnée, Beckman commence à faire des portraits des gens qu’elle rencontre dans la rue, ce qui offre le contrepoint parfait à sa carrière naissante de photojournaliste musicale. Fidèle à l’esprit D.I.Y. qui guide sa vie, Beckman photographie des musiciens pour l’hebdomadaire Sounds. « Je suis entrée dans le bureau à l’improviste et j’ai dit que je voulais voir le rédacteur en chef photo », se souvient-elle.

Vivien Goldman – aujourd’hui connue sous le sobriquet de « Professeur Punk » – y travaille alors comme rédactrice en chef et regarde le portfolio de Janette Beckman. Elle aime les images qu’elle voit et lui confie un travail : immortaliser Siouxsie and the Banshees et Spizz Oil au Roundhouse le soir même. Beckman accepte, n’ayant jamais photographié de concert auparavant, mais confiante dans sa capacité à s’en sortir. Après avoir pris les photos, elle fonce à la chambre noire pour les tirer et les livrer le lendemain.

Rock the Casbah

Janette Beckman et Vivien Goldman sont ainsi toutes deux passées à Melody Maker, premier hebdomadaire musical du Royaume-Uni. « Il y avait deux ou trois femmes dans toute l’équipe », se souvient Beckman. « Une fois de plus, il y avait surtout des gars, le genre qui descendait au pub et se saoulait. Ils rentraient leurs jeans dans leurs bottes de cow-boy, mais c’était tout sauf cool. »

Kim Wilde, London, 1981 © Janette Beckman

Janette Beckman, toujours aussi rebelle, se pointe au bureau en t-shirt, bas de pyjama et Converse. Les photographes masculins s’attribuent les meilleurs sujets, prennent des avions privés pour voir Led Zeppelin en concert. « Ils jetaient des miettes, du genre : ‘Oh Janette, il y a ce groupe punk, Adam and the Ants. Tu peux prendre une photo d’eux.’ Je trouvais ça génial. Vivien et moi avons fait un reportage sur Johnny Rotten après qu’il ait quitté les Sex Pistols et lancé PiL. Je suis allée à Milan pour photographier les Clash », se rappelle t-elle.

« Je n’étais pas très bien payée, peut-être 50 livres, mais le travail ne me dérangeait pas. J’adorais courir avec le groupe pendant deux jours, revenir pour développer, sélectionner sur la planche contact et faire les tirages. Je restais debout toute la nuit à écouter de la musique sur mon énorme boombox, à boire des cappuccinos et à manger des biscuits et du chocolat. L’illustrateur d’à côté tapait sur le mur et je passais le voir dans son studio pour fumer un joint avant de me remettre au travail. »

Rester libre

World Famous Supreme Team, New York City, 1983 © Janette Beckman

En décembre 1982, Janette Beckman s’envole pour New York afin de passer les fêtes de fin d’année avec des amis, et tombée amoureuse de cette ville, elle ne la quittera plus. « J’ai adoré l’énergie, la musique, le style, les rues, et le fait que les gens vous parlent », dit-elle en riant. « Les New-Yorkais sont très ouverts, contrairement aux Anglais. Vous pouvez vivre dans une petite ville d’Angleterre pendant dix ans et les gens pourraient, à la rigueur,  finir par vous faire un signe de tête, mais ici, ils veulent tous devenir votre ami. À New York, vous pouvez jouer de malchance, mais vous aurez toujours le sentiment que les choses peuvent s’améliorer. »

En effet, tout est possible, comme Beckman va bientôt le découvrir. Après avoir connu le succès au Royaume-Uni en photographiant la scène musicale, notamment en réalisant quelques couvertures d’albums pour Police, elle commence à rendre visite aux labels  dans l’espoir de trouver du travail. « J’avais mon portfolio avec les Clash et Boy George, et j’étais convaincue que la gloire n’attendait que moi, m’imaginant en route en jet privé pour aller photographier Madonna et consorts », raconte-t-elle.

Islington Twins, London, 1979 © Janette Beckman

Mais le glamour grinçant de la contre-culture rebelle ne correspond pas vraiment aux directeurs artistiques, qui recherchent la fantaisie, l’illusion et la perfection de l’aérographe. Une fois de plus, Beckman se retrouve dans le camp des débutants. Le hip-hop, qui émerge dans les rues du Bronx, fait son chemin vers le centre-ville, mais les maisons de disques ne sont pas prêtes pour ce nouveau son de l’Amérique noire. Pour combler le vide, des labels indépendants comme Def Jam et Sleeping Bag apparaissent et signent une nouvelle série d’artistes qui ont besoin de couvertures de disques et de photos publicitaires. Beckman est la femme idéale pour le job.

Radio Clash

De « It Takes Two » de Rob Base & DJ E-Z Rock à « Fast Car » de Tracey Chapman, Janette Beckman est une force singulière qui a contribué à façonner l’image de l’Amérique des années 1980. Elle a photographié « Candy Girl » de New Edition et « Love Shack » des B-52, sans compter les innombrables éditoriaux pour des magazines ultra branchés comme Paper et The Face. Il n’est pas impossible qu’au cours d’un brunch dominical, feuilletant le Daily News Sunday Magazine, vous tombiez sur une page de clichés de Keith Haring signés Janette Beckman.

Danny and Carlos Rosa, Puerto Rican Day Parade, 43rd Street, 1995 © Janette Beckman

« J’aime les gens animés par leurs passions et convictions quoi qu’il arrive, qu’il s’agisse des Go Hard Boyz, d’un club de moto tout terrain basé à Harlem et le Bronx, ou du gang El Hoyo Maravilla à East L.A. Les cavaliers de rodéo ou les acteurs de Pose, c’est comme une famille. J’aime m’asseoir avec eux et discuter à bâton rompu. Ces gens ont fait de leur métier  leur vie et moi aussi », explique Janette Beckman. « Parfois, vous êtes reconnu pour votre travail. Mais les gens vous disent aussi que ce que vous faites est nul, et vous, vous devez continuer. Pour moi, la photographie est une obsession, voire une addiction. Parfois on a de l’argent, parfois beaucoup moins, mais on persévère. On n’a pas le choix. C’est plus fort que vous. »

Par Miss Rosen

Miss Rosen est auteur. Basée à New York, elle écrit à propos de l’art, la photographie et la culture. Son travail a été publié dans des livres et des magazines, notamment TimeVogueArtsyApertureDazed et Vice.

Rebels : From Punk to Dior est publié par Drago, 60 €.

Rivera Bad Girls, Los Angeles, 1983 © Janette Beckman
Reggae fans backstage, Acklam Hall, London, 1980 © Janette Beckman
Dapper Dan, Harlem, 2014 © Janette Beckman
Rammellzee and Fab Five Freddie, London, 1982 © Janette Beckman

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