
Pouvez-vous nous expliquer le contexte de ces photographies ?
Toutes les images rassemblées dans cette exposition appartiennent à ce qu’on pourrait appeler une préhistoire du Centre National de la Recherche scientifique français, le CNRS. Cette aventure commence en 1915 avec la création d’une direction à la Défense nationale qui se transforme en 1917 en sous-secrétariat à la Défense nationale. A sa tête est placé un monsieur qui va faire office de chef d’orchestre pour les inventions : Jules-Louis Breton. Cet homme, passionné de cinéma, va dès 1917 systématiser l’emploi de la photographie et du cinéma au service des inventions et restera à sa direction jusqu’en 1938, au moment de la dissolution de l’Office National à la Recherche scientifique et industrielle, pour qu’après soit créé sur ses cendres le CNRS. Il s’agit donc de milliers et milliers d’images dont on a fait une sélection très précise et qui reflètent toutes cette politique de soutien de l’État envers les inventeurs et la recherche industrielle et scientifique entre 1915 et 1938.
« Ce qui m’a frappé aussi, c’est la fantaisie qui traverse cette iconographie »
Quel rôle a eu précisément la photographie dans ce service des Inventions ?
Quand Breton fait systématiser l’utilisation de la photo c’est à la fois par souci d’archivage – on est dans le cadre d’une pratique secret défense, les images et les films ne sont pas montrés – et pour simplifier les processus, car il déteste la bureaucratie. Il veut accélérer ces processus et faire en sorte que n’importe quelle idée émanant n’importe où puisse être mise en contact avec un scientifique ou avec des industriels et puissent être réalisée. Pour cela, il faut des expertises pour simplifier les discussions et les rapports de commissions. L’image est là, c’est sur l’image qu’on va s’entendre et débattre.

Comment avez-vous eu connaissance de ce fonds d’archives ?
En travaillant avec des collègues du CNRS Image qui ont conservé dans leurs locaux tout un patrimoine de plaques de verre négatif – donc l’ancêtre des négatifs sur support souple – de cette période de l’entre-deux-guerres. On est partis de la plaque de verre pour finalement remonter dans le temps jusqu’à cette préhistoire, ces tous débuts de la rencontre entre photographie et inventions dans un cadre administratif qui est celui de la direction des inventions.
Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ces images ?
Ce qui est fascinant, c’est que ce sont toutes des images utiles sans aucune ambition artistique et pourtant elles ont une force esthétique qui est éclatante. Certaines d’entre elles – parce qu’il y en a des milliers et elles ne sont pas toutes comme ça – ont cette esthétique qui peut rappeler le surréalisme. On a parfois l’impression d’être devant des photogrammes ou des objets insolites trouvés et posés là. Parfois on a l’impression d’être face à des compositions de Braque, comme avec cette nature morte avec des grenades par exemple. Ces images évoquent aussi des univers d’artistes contemporains, des sculpteurs comme Carl André ou Louise Bourgeois. C’est une archive très riche et très inattendue. Ce qui m’a frappé aussi, c’est la fantaisie qui traverse cette iconographie. À part les natures mortes, les dispositifs sont des mises en scène avec des figurants qui posent avec l’objet. Il y a aussi de l’humour. Tout à l’heure, j’ai vu des gens qui riaient ! Il y a donc tout un imaginaire cinématographique à l’oeuvre dans ces images et ça, c’est quelque chose aussi qui dans l’histoire de la photo est assez exceptionnel, un peu unique et très intéressant.

Qu’est-ce que vous avez voulu raconter avec cette exposition ?
Ce qui m’intéresse c’est de refléter l’archive et en même temps de raconter des histoires à partir de cela. Cette archive est comme un grand cahier de notes visuel de laboratoire – vous savez les scientifiques ont toujours des cahiers de laboratoire pour prendre des notes – qui raconterait les étapes de création des inventions. Ce qui m’a le plus touché, c’est le rapport à l’insuccès et combien la recherche est faite d’essais. C’est Samuel Beckett qui dit “Essaie encore. Échoue encore. Échoue mieux”. Une invention ce n’est pas quelque chose qui apparaît du jour au lendemain, c’est quelque chose qui est travaillé par plusieurs personnes à différents moments dans le temps et qui, petit à petit, se modèle pour finalement trouver un usage. Mais rien n’est immédiat et c’est ça que j’ai voulu raconter dans cette exposition. Tous ces tâtonnements qui mènent parfois à des objets qui ne servent à rien peuvent aussi rejaillir vingt ans plus tard sous la forme d’un objet qui va être commercialisé et qui va trouver son sens. C’est ça la recherche ! Je pense que la plupart des scientifiques y sont sensibles et les artistes aussi. On est toujours confronté au fait d’essayer, de rater, de recommencer et de ne pas se décourager.
Quelle est l’invention qui vous a le plus marqué ?
C’est difficile à dire, mais si je devais m’arrêter sur une seule, ce serait celle que je regarde actuellement. Celle de l’écouteur terrestre où l’on voit un personnage qui pose à l’extérieur dans la rue et qui est muni d’une espèce de stéthoscope géant qui ressemble à celui qu’utilise un médecin. Mais là l’embout est posé au sol et cet homme – très concentré, habillé en uniforme militaire – semble écouter le trottoir comme un médecin le coeur de son patient. Il y a une esthétique militaro-comico-burlesque je dirais là-dedans et quand on sait qu’il y a derrière cette image un réalisateur de cinéma aussi fantaisiste et original qu’Alfred Machin, on comprend mieux cette image.


Propos recueillis par Coline Olsina
La Saga des inventions, Du masque à gaz à la machine à laver, les archives du CNRS
1er juillet – 22 septembre 2019
Croisière, Arles