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Robert Nickelsberg, images inédites de la guerre civile au Salvador

Robert Nickelsberg, images inédites de la guerre civile au Salvador

Dans un livre à venir, le photojournaliste Robert Nickelsberg revisite ses archives de la guerre civile au Salvador pour donner un éclairage nouveau sur son déroulement et ses conséquences.
© Robert Nickelsberg

Le 31 août dernier, le président salvadorien Nayib Bukele annonçait le licenciement de tous les juges du pays âgés de plus de 60 ans. Parmi eux, Jorge Guzmán, qui a passé les six dernières années à rassembler les témoignages des survivants de l’un des épisodes les plus violents de l’histoire récente d’Amérique latine : le massacre, par l’armée salvadorienne, d’un millier de civils dans le village d’El Mozote, en décembre 1981. 

C’est dans ce contexte que le photojournaliste Robert Nickelsberg s’installe au Salvador, où il couvrira les années les plus noires du conflit, sous contrat pour le magazine américain Time. À l’époque, le pays en est aux débuts d’une guerre civile qui fera plus de 75 000 morts, dont 85% sont imputés à une armée salvadorienne largement soutenue par les Etats-Unis. « Vous aviez un gouvernement qui essayait de prouver qu’il avait raison et des journalistes qui essayaient de prouver le contraire. Cela créait une intéressante tension dramatique », explique-t-il.

© Robert Nickelsberg

Le conflit, dans lequel s’affrontaient les rebelles de gauche et l’armée salvadorienne, était alors pour le gouvernement américain de Ronald Reagan, un pion dans sa lutte contre le communisme : ses intérêts stratégiques étant considérés comme plus importants que la violation des droits de l’homme. S’ensuivent mensonges et dissimulation de la part des officiels et les journalistes américains couvrant le conflit se retrouvent face à une machine de discréditation extrêmement puissante. L’un des journalistes du New York Times qui révéla le massacre d’El Mozote fut licencié, d’autres journalistes menacés, d’autres encore, empêchés. « Les fonctionnaires de l’ambassade ne se rendaient pas sur les lieux des massacres et rapportaient des informations filtrées au préalable par les fonctionnaires salvadoriens afin que l’aide américaine puisse continuer à affluer », se souvient Nickelsberg.

Quarante ans plus tard, alors que les victimes attendent toujours la tenue du procès d’El Mozote et réclament des excuses de la part des Etats-Unis pour les milliards de dollars d’aide envoyés au Salvador, le photographe revisite ses archives de la guerre civile dans un livre à venir. Depuis les rencontres diplomatiques officielles jusqu’aux entraînements de l’armée salvadorienne par les vétérans de la guerre au Vietnam, en passant par les élections, les rebelles, la montée des groupes d’extrême droite et la vie quotidienne, ses images retracent la complexité du conflit avec une rare richesse. « L’avantage d’être là tout le temps, c’est d’avoir une continuité dans l’histoire, de ne rien rater, d’être totalement immergé. Avec le temps, vous avez un meilleur accès, vous entretenez des amitiés et des collaborations avec la population locale afin de saisir les subtilités, les nuances, les changements de saison, tous essentiels, à mon avis, à l’histoire », raconte-il.

© Robert Nickelsberg

Les archives qu’il compile aujourd’hui sont ses photos noir et blanc, jamais publiées parce que leur était préférée la couleur. « Je ne peux pas vous dire combien de fois j’ai regardé ces images et en ai trouvé des plus intéressantes que celles qui ont été publiées. Le noir et blanc était beaucoup plus souple techniquement que la couleur, donc j’avais toujours deux appareils avec moi », explique Robert Nickelsberg. Rétrospectivement, ce sont ces images-là qui racontent le revers de l’histoire et évoquent de manière troublante les crises actuelles.

Ses photographies des entraînements et des opérations de l’armée salvadorienne sont particulièrement vives, avec les soldats couverts de terre ou submergés jusqu’aux hanches lors de la traversée d’un fleuve. Sans compter qu’elles dévoilent tout l’arsenal militaire généreusement offert par les Américains. Ses photographies des officiels évoquent aussi subtilement la position des Etats-Unis : à l’aéroport, une limousine blindée attend l’arrivée du secrétaire d’Etat américain, garée comme en territoire conquis. « La question est : quels sont les symboles de la politique étrangère américaine ? Ce grand Oncle Sam arrive avec l’argent et l’approbation. Cette conférence de presse, à l’aéroport, du représentant spécial du département d’État américain, c’est presque comme s’ils possédaient l’aéroport. Ils ont vraiment l’air chez eux », commente Nickelsberg. Une autre photo montre le Colonel John D. Waghelstein, commandant du groupe militaire américain au Salvador, un cigare pincé au coin des lèvres lors d’une autre conférence de presse. « Toutes ces choses sont, pour moi, révélatrices de l’arrogance de l’institution », ajoute-t-il. 

© Robert Nickelsberg
© Robert Nickelsberg

De nombreuses images révèlent aussi ce que la machine de désinformation ne parvenait pas à cacher : les morts par dizaines, les tortures et leur impact sur la population. « Je voyageais toujours avec le photographe de Newsweek, parce que vous deviez voyager avec quelqu’un, idéalement, au cas où il se passe quelque chose. Notre technique était de partir très tôt le matin après avoir été informés de l’attaque d’un village. Si vous y arriviez assez tôt, les guérilleros étaient toujours en ville. Mais à huit heures, ils partaient, et les militaires entraient et reprenaient le contrôle », raconte-t-il. De ces précieux moments, Nickelsberg a capturé des images intenses, comme celle d’une femme effondrée sur le sol, à demi-consciente après avoir appris la mort de son frère.

© Robert Nickelsberg

Ce travail permet de donner un éclairage sur la façon dont les choses se sont passées, de voir ce qui a fonctionné et ce qui a mal tourné. « A l’époque de la guerre froide, personne n’a pris le temps d’analyser cela, de se tenir pour responsable des politiques qui n’ont pas fonctionné au Vietnam et qui ont ensuite été appliquées au Salvador. La plupart des gouvernements n’admettent pas qu’ils ont eu tort », remarque Robert Nickelsberg. Avec ses archives, il rend accessible une histoire qui n’est pas racontée dans les livres d’histoire aux Etats-Unis, et qui pourtant éclaire entre les lignes sur la crise migratoire actuelle. « La situation migratoire aux États-Unis est en quelque sorte une conséquence de cette guerre civile qui n’a pas été clairement résolue. Ils sont en partie responsables des violences, parce qu’ils n’ont rien fait au niveau institutionnel et humanitaire pour aider le Salvador à se relever de la tourmente. »

Par Laurence Cornet

Laurence Cornet est journaliste spécialisée en photographie et éditrice photo au journal Le Monde, à Paris.

Plus d’informations sur Robert Nickelsberg sur son site.

© Robert Nickelsberg
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