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Stephen Gill, une cartographie du quotidien

Stephen Gill, une cartographie du quotidien

L’exposition de Stephen Gill, « Coming Up for Air », est installée dans six salles réparties sur deux étages de l’Arnolfini Arts Building de Bristol. En entrant dans le musée, vous pénétrez dans un espace artistique en forme de cube gris semi-brut. Un Barbican light, en quelque sorte.

De « Night Procession » 2014 – 2017 © Stephen Gill

Les vedettes de l’exposition se trouvent au deuxième étage. Vous montez les escaliers en béton et vous arrivez dans une salle faiblement éclairée où commence la présentation chronologique de la carrière de Gill. On y trouve des photos de la Pologne, de passagers pris lors de voyages en train, ses Trolley Portraits et ses Billboards. Parce que vous le valez bien, est le titre d’une image de Paris. Mais au lieu de la coiffure et du sourire de la publicité L’Oréal, on voit le verso du panneau d’affichage, tout en tôle ondulée et en supports, installé dans une arrière-cour jonchée de détritus.

Nous sommes en 2004, mais Gill est déjà dans les thèmes et les expérimentations qui feront de lui un artiste ayant une perspective originale de l’endroit où il vit et de la façon dont nous vivons. Ses photographies cartographient le quotidien, rendent visible l’invisible (il a un projet intitulé Invisible. Il y montre des personnes portant des gilets de haute-visibilité) et s’immiscent discrètement sous l’infrastructure de la société urbaine et de divers environnements.

De « Hackney Wick » 2001 – 2005 © Stephen Gill

C’est notamment le cas de la série qu’il a réalisée dans et autour de Hackney Wick, avant que la zone ne soit réaménagée/détruite pour les Jeux olympiques de Londres de 2012. C’est là que Gill a commencé une série de projets photographiques qui se sont accélérés avec l’achat d’un vieil appareil photo Bakelite Coronet sur un marché situé sur un terrain destiné à être aménagé. Le vieil appareil en main, Gill photographie les gens et les lieux qu’il habite si tranquillement. Les images sont floues, manquent de contrastes et de détails dans les ombres, mais elles sont superbes, en parfaite adéquation avec l’environnement dans lequel et avec lequel elles sont faites.

On a l’impression que Gill fait partie de ce monde, et sa présence est évidente sur les photos d’un homme avec un globe qu’il vient d’acheter, d’un vendeur de glaces qui traîne dans sa camionnette, d’un visiteur au chapeau haut de forme qui grimace dans la vague direction de l’appareil photo pourri de Gill. C’est brutal et prêt à l’emploi, et tout à fait conforme à la situation – et aux tentatives de Gill pour se libérer de l’appareillage de la représentation photographique.

De « Hackney Flowers » 2004 – 2007 © Stephen Gill

Gill poursuit l’expérimentation avec des projets comme Buried. Ici, les images sont enterrées dans la terre même sur laquelle elles ont été réalisées, ce qui permet de relier davantage les photographies au processus psychogéographique dans lequel il était engagé (et il était très engagé dans le processus psychogéographique. Certaines des règles qu’il a établies pour faire des images ressemblent à des dérives Debordiennes). Dans Talking to Ants, il a interrompu le vol de la lumière sur une pellicule moyen format en déposant des intrusions accidentelles dans l’appareil photo ; ressorts, insectes, bijoux et autres objets éphémères trouvés par Gill dans l’environnement, laissent leur empreinte dans des clichés spectaculaires sur les murs blancs de la galerie, leur nature terrienne écrasée par les supports, les cadres, le verre et autres grilles à travers lesquels ils sont présentés. Tout est beau, mais quelque chose cloche. On a l’impression que ces œuvres devraient être montrées dans un environnement plus désordonné que ne le permet l’Arnolfini. Un jour peut-être.

Il en va de même pour Hackney Flowers, le merveilleux collage de divers éléments de la faune d’après des photographies prises dans les environs de Hackney. Il s’agit d’une immersion dans le lieu, d’une “collaboration” avec l’environnement, et c’est magnifique à voir.

De « Talking to Ants » 2009 – 2013 © Stephen Gill

Dans la galerie, les images sont monumentalisées. Les objets éphémères de chaque projet sont placés dans des vitrines. Dans l’une d’elles, on peut voir les bouts de ferraille qui ont fait Talking to Ants et les comparer aux images accrochées au mur. Il en va de même pour la faune de Hackney Flowers et l’appareil Coronet en bakélite qu’il a acheté pour 50 pence et qui s’est avéré être l’outil qui a permis de réaliser une grande partie de ce travail.

Le quartier de Hackney que Gill a connu et photographié a été détruit pour les Jeux olympiques de Londres de 2012. L’environnement, la faune, la liberté de mouvement, le paysage et sa biodiversité ont été remplacés par la zone écologiquement morte du Queen Elizabeth Olympic Park.

De « Talking to Ants » 2009 – 2013 © Stephen Gill

Les anciens terrains de jeu ayant été ensevelis sous une mer de stades, d’appartements et de centres commerciaux, Gill a fini par déménager en Suède pour démarrer une nouvelle vie comme compagnon et père de sa fille. Et pour sa nouvelle aventure, il a un nouvel outil ; une trail-cam (caméra à distance, dite aussi caméra de chasse), la moins chère qu’il a pu trouver, c’est ce qui est écrit.

Désormais, Gill photographie avec la trailcam. Pour son livre, The Pillar, il a planté un poteau dans le sol au bord d’un ruisseau, a installé la trailcam devant le poteau et a laissé les choses se faire au hasard. Le projet rappelle l’exploration obsessionnelle des webcams par Kurt Cavaziel, mais ici, l’environnement augmente les possibilités. Ainsi, les oiseaux arrivent, se posent et prennent la pose sur le pilier, et la trailcam de Gill les photographie.

De « The Pillar » 2015 – 2019 © Stephen Gill

Comme dans son travail londonien, il existe un lien entre l’appareil, le hasard, le processus et l’environnement, et il l’accentue avec son récent projet basé sur les trailcams, Night Procession. Gill a installé des trailcams autour de sa maison qui ont saisi cochons, cerfs, renards et lièvres en des lieux sauvages et verdoyants. Les images ont été transférées du cœur numérique de la caméra pour être traitées à l’aide d’éléments végétaux dans les produits de développement ce qui a donné des tirages teintés de vert. Lorsque Gill a remporté le prestigieux prix Hariban en 2017, ces images ont été utilisées comme base pour des collotypes. Des exemples présentés sur les murs de l’Arnolfini sous forme de tirages encadrés et d’éphémères vitrifiés que vous pouvez contempler à travers la vitrine.

Le lien avec l’environnement est là, mais dans leur présentation et leur passage du numérique aux qualités haptiques des matériaux issus du procédé, on a l’impression que quelque chose se perd dans le cours de la connexion de ces clichés au lieu, un processus véritablement intégré au projet, mais quelque sorte absent des murs.

De « Night Procession » 2014 – 2017 © Stephen Gill

La dernière salle de l’exposition, cependant, est probablement la meilleure et a une présence qui transcende les tirages (et je ne sais pourquoi, car ce devrait être l’inverse). Dans une salle obscure, un simple diaporama (une image, cinq secondes, fondu au noir) est projeté, accompagné d’une bande son de sa fille Ada jouant du violoncelle. Les photos sont projetées à deux mètres de hauteur sur le mur du fond de la pièce, les notes lentes et graves du violoncelle résonnent dans la pièce pendant que le visiteur observe. La musique est liée à la nature primitive et marécageuse de l’environnement photographié par Gill, et cela crée un monde très différent. Un univers de vie et de mort, d’entropie naturelle dont nous faisons partie, y compris Gill et Ada. Il y a des limaces et des escargots, des réseaux de champignons et un mélange de vie et de mort. Si vous avez déjà vu le film Border d’Ali Abbasi, vous y trouverez cette même sensation de connexion avec un paysage suédois où le primordial – l’état premier – règne encore. Dans Hackney, ce primordial apparaît via des fleurs récupérées et rephotographiées sur de vieux tirages. Dans Night Procession, cette même voix se fait entendre à travers la synergie entre les merveilleuses images de trailcam de Gill et les sons graves du violoncelle d’Ada Gill.


Par Colin Pantall

Colin Pantall est un écrivain, photographe et conférencier basé à Bath, en Angleterre. Sa photographie traite de l’enfance et des mythologies de l’identité familiale.

COMING UP FOR AIR : STEPHEN GILL – A RETROSPECTIVE, The Arnolfini, Bristol. Du samedi 16 octobre 2021 au dimanche 16 janvier 2022, de 11h00 à 18h00.

De « The Pillar » 2015 – 2019 © Stephen Gill – Please use as lead image.
Portrait de Mengxi Zhang 2019 © Stephen Gill Studio

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