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L’Arctique canadien sous haute-tension

Avec le réchauffement climatique et la fonte des glaces, l’intérêt international pour les régions polaires augmente, et avec elle la crainte d’une perte de souveraineté du Canada sur la région. C’est ce que la photographe canadienne Emmanuelle Léonard a décidé de mettre en avant dans sa série “Le Déploiement”.

« Aujourd’hui, nous nous tournons vers le Nord, le véritable nord du Canada, qui nous rend uniques, et nous ne pouvons pas sous-estimer l’importance de la sauvegarde de l’Arctique canadien. Avec le changement climatique qui redessine les routes maritimes, de plus en plus de pays tournent leurs regards vers notre Nord. L’Arctique devient plus accessible, plus attrayant pour ceux qui veulent faire des recherches dans cette région ou y faire des affaires », déclarait début novembre Mélanie Joly, ministre des Affaires étrangères du Canada lors d’une prise de parole au Conseil des relations internationales de Montréal.

L’exercice de la souveraineté canadienne dans la région polaire est devenu une priorité du gouvernement, qui déclare faire « les investissements nécessaires pour renforcer leur sécurité dans le Nord ». Une sécurité que le Canada entend mettre en place en accord avec les pays alliés présents dans l’Arctique (Islande, Norvège, Suède, Finlande et  Danemark par le biais du Groenland) et avec les Etats-Unis.

« Les enjeux autour de la région sont énormes en ce moment », confirme Emmanuelle Léonard. La photographe canadienne a pu suivre, grâce au Programme d’arts des Forces canadiennes, l’Opération Nunalivut et l’entraînement de soldats et de rangers Inuits dans la région du Nunavut et ainsi illustrer les enjeux multiples engendrés par le réchauffement climatique et la fonte des glaces.

Rangers et soldat
Rangers et soldat © Emmanuelle Léonard

Souveraineté et sécurité

Si 90% des Canadiens n’auront jamais l’occasion de se rendre en Arctique de leur vivant, selon Stéphane Roussel, spécialiste des enjeux géopolitiques de la région du Grand Nord canadien, la perte du territoire aurait un effet psychologique négatif sur la population. 

Cet enjeu de souveraineté s’impose de lui-même dans le travail de la photographe Emmanuelle Léonard. Un travail « plein de non-dits, de messages visuels, poétiques, politiques, mais pas de même nature que les discours officiels et universitaires », décrit Catherine Bédard, Directrice adjointe du Centre culturel canadien de Paris où sont exposées ces clichés venus du Grand Nord. Même si Emmanuelle Léonard se positionne en observatrice presque neutre, « le travail artistique qu’elle réalise, crée des images extrêmement puissantes », de cette identité canadienne.

« Le premier enjeu, le plus spectaculaire, c’est la crainte d’une perte de souveraineté du Canada dans la région », commente Stéphane Roussel. La préoccupation première des Canadiens reste en effet le contrôle du gouvernement sur la région. Pour Stéphane Roussel, il ne faut pas oublier que l’Arctique Canadien est avant tout une région immense, presque aussi grande que l’Europe, et très faiblement pourvue en infrastructures.

« Le Canada surveille et considère la région comme une faiblesse », poursuit le professeur. Du fait du peu d’infrastructures, le déploiement de troupes sur place est long et fastidieux. Mais pour Stéphane Roussel, il s’agit là d’une fausse piste : « si la situation devait dégénérer avec la Russie, l’Arctique ne serait sans doute pas un enjeu majeur. C’est de l’autre côté de l’Atlantique que cela se jouerait. »

Ranger la nuit, Resolute
Ranger la nuit, Resolute © Emmanuelle Léonard
Soldat la nuit, Resolute © Emmanuelle Léonard
Soldat la nuit, Resolute © Emmanuelle Léonard
Video Still. Impressions, Arctique © Emmanuelle Léonard
Video Still. Impressions, Arctique © Emmanuelle Léonard

Le scientifique explique que le véritable enjeu vient de la capacité du gouvernement et de l’armée canadienne à assurer des « prestations de services » dans le Grand Nord. À comprendre : la capacité du gouvernement à subvenir aux besoins des citoyens vivant là-bas au même titre que ceux vivant à Montréal ou Toronto.

« [Au Canada], il y a peu de grands symboles. Mais l’Arctique est l’un d’eux »

Stéphane Roussel, spécialiste du Grand Nord canadien

Il prend l’exemple d’un sauvetage avec recherche préalable de la victime. Les Forces Armées Canadiennes et les rangers Inuits sur place sont les seuls en capacité de porter secours dans des régions si reculées. Ces forces armées servent alors d’intermédiaire, voire de « prestataire de services » aux autres ministères. Cette prestation passe aussi par la capacité du gouvernement à agir en cas de crise climatique et il s’agit « d’amener des services gouvernementaux, comme la justice » sur place.

Vient enfin le troisième enjeu : l’opinion publique et l’identité canadienne. «  Le territoire est vaste et diversifié », explique Stéphane Roussel, faisant référence aux régions anglophones et francophones ou encore à celles uniquement habitées par des Inuits. « De ce fait, il y a peu de grands symboles. Mais l’Arctique est l’un d’eux. »

Cette sauvegarde de l’identité passe par la capacité des Canadiens à s’habituer à vivre dans le Grand Nord ainsi que par la protection de l’environnement arctique face au réchauffement climatique, et son cortège de catastrophes et d’effets négatifs : affaissement des sols, apparition de lacs, érosions côtières, fonte des glaces, dégel du permafrost… 

Hercules, Winnipeg-Resolute
Hercules, Winnipeg-Resolute © Emmanuelle Léonard

Vivre en Arctique 

« Le froid. Le froid, c’est mortel. Tu ne peux pas t’éloigner du groupe, tu ne peux pas avoir d’imprévus, tu ne peux pas arrêter les moteurs », raconte Emmanuelle Léonard. Avec des températures pouvant atteindre les -50 °C, ce froid doit être pris en compte par la photographe dans toutes les étapes de son travail.

« Tu te dis que ce doit être un silence extraordinaire. Mais non ! »

Emmanuelle Léonard

Rejoignant les propos du professeur Stéphane Roussel sur l’absence d’infrastructure dans la région, la photographe rappelle l’impossibilité de racheter du matériel ou de le faire réparer, accompagné d’une nécessité de toujours de « tout prévoir en double ».

Ainsi, les moteurs des voitures doivent être laissés allumés, en permanence, pour éviter le gel. « Tu te dis que ce doit être un silence extraordinaire. Mais non ! Il n’y a jamais aucun silence. Jamais. Parce que le silence est synonyme de moteur éteint », ironise la photographe, en se souvenant des bruits sourds qui résonnaient dans le Grand Nord lors de son passage. 

Radar AMISR, Resolute
Radar AMISR, Resolute © Emmanuelle Léonard

Ce froid, la photographe a dû s’y accommoder. Faire avec. Faire avec la buée sur ces lunettes, avec les doigts gourds, gelés, et l’impossibilité de déclencher la photo ou la vidéo. « Je me mettais à l’infini (mise au point), puis je n’y touchais plus, je ne faisais plus de mise au point du tout », raconte-t-elle. Il en va de même avec la vidéo. « Je lançais l’enregistrement puis j’allais me balader avec le trépied. Il y a beaucoup d’accidents dans l’image à cause de cela. On voit parfois quelqu’un, ou plutôt, on ne le voit pas, mais il est là, on ressent le coup dans le pied du trépied ; ce qui est arrivé plusieurs fois comme je me mettais au milieu d’eux. »

« Cet endroit marque toute personne qui est amenée à y aller. Ça ne ressemble à rien d’autre »

Emmanuelle Léonard

Si les militaires travaillent de pair avec les Rangers Inuits, c’est aussi pour profiter de leur expertise, de leur connaissance du terrain et du froid, si nécessaire à l’évolution de troupes armées à une telle latitude. Le regain d’intérêt politique général pour la région n’est pas encore parvenu à abîmer la beauté du lieu. « C’est extrêmement rare d’avoir un lieu à ce point désert. Désert du point de vue des constructions humaines », s’étonne encore Emmanuelle Léonard.

Malgré la rudesse de l’Arctique, son vide et sa froideur, la photographe est catégorique : « Cet endroit marque toute personne qui est amenée à y aller. Ça ne ressemble à rien d’autre. » Ses émotions, provoquées par la beauté du lieu, peut-être aussi par son dénuement, Catherine Bédard du Centre culturel canadien les « perçoit » et les « ressent très fortement », à travers les photographies d’Emmanuelle Léonard

Hangar Resolute
Hangar, Resolute © Emmanuelle Léonard

Sauvegarder le Grand Nord 

Un écrin aujourd’hui menacé. « Si vous voulez vous convaincre de l’urgence et de l’importance des changements climatiques, c’est d’abord en Arctique que vous devez regarder », rappelle Stéphane Roussel. Et de continuer : « C’est le premier endroit dans le monde qui est touché. On a des feux de forêt catastrophiques, des sécheresses catastrophiques ; l’Arctique évolue de manière catastrophique à cause des changements climatiques. »

« L’Arctique se réchauffe quatre fois plus vite que le reste de la planète »

Florent Domine, directeur de recherche au CNRS

Des propos qui font écho à ceux du professeur Florent Domine qui rappelle que « l’Arctique se réchauffe quatre fois plus vite que le reste de la planète ». Pourtant, « on le sait depuis 1896, et la base scientifique est plus que suffisante », ajoute le directeur de recherche au CNRS de l’unité mixte Takuvik créée par le CNRS et l’Université Laval du Québec.

Les enjeux climatiques sont divers : locaux ou plus global, économiques, géomorphologiques… Bien évidemment, ces derniers sont liés les uns aux autres et s’influencent via des boucles de rétroaction. En lien direct avec le manque d’infrastructures dans le Grand Nord canadien, Florent Domine explique que le dégel du permafrost et la fonte des glaciers va modifier la topographie des lieux. « C’est, par exemple, la destruction d’infrastructures, des routes qui vont s’affaisser et devenir impraticables, l’endommagement des pistes d’aéroports… »

En attendant le Twin Otter
En attendant le Twin Otter © Emmanuelle Léonard
Hercules, Winnipeg-Resolute
Hercules, Winnipeg-Resolute © Emmanuelle Léonard
Le champ de tir
Le champ de tir © Emmanuelle Léonard

« Il y a beaucoup de glace dans le sol de l’Arctique canadien. Avec le réchauffement climatique, celle-ci fond lorsque la température dépasse 0 °C », explique le scientifique. Des températures qui sont de plus en plus régulièrement atteintes et dépassées. 

Ce pergélisol s’est en grande partie formé il y a 10 000 ans lorsque, après la fonte des calottes glaciaires sur place, le sol en dessous a gelé. Au contact de ce sol gelé, l’eau refroidit à son tour et devient de la glace. Avec le réchauffement climatique, le premier niveau dégèle, et le second fond. En résulte un sol spongieux, moins dur qui entraîne l’apparition de nombreux lacs dits « Thermokarstique ».

Un autre problème vient directement du cycle de vie des plantes. « Lorsqu’un arbre ou un arbuste meurt, ses composants deviennent de l’humus, mais aussi du CO2 », explique Florent Domine. Ce CO2 rejoint celui déjà présent dans l’atmosphère et celui produit par l’Homme, participant à son tour au cycle du carbone.

La sieste
La sieste © Emmanuelle Léonard

« Dans l’Arctique, ce n’est pas pareil, la végétation ne va pas se décomposer : elle va geler. » Le cycle n’a alors pas lieu et la végétation s’accumule. « La végétation sur place, stockée et conservée est ce que l’on appelle des stocks de carbone. Mais avec le réchauffement climatique, le cycle de décomposition peut reprendre, entraînant une augmentation rapide et importante du CO2 dans l’atmosphère et donc aggraver le réchauffement climatique », détaille le scientifique.

Il en va de même pour les océans. « Les surfaces claires que sont les glaciers renvoient une partie de la lumière du soleil, là où les surfaces sombres les captent. C’est pour cela que les océans sont plus chauds. » La fonte des glaces favorise donc le réchauffement climatique qui, à son tour, accélère la fonte des glaces.

Florent Domine précise que les moyens pour limiter le réchauffement climatique sont connues : «  En fait, il n’y en a qu’un, c’est limiter les émissions de gaz à effet de serre, point barre. » Cependant, et il le déplore, « cela n’arrivera pas avec les politiques actuelles, plus intéressés par leur cote de popularité ».

L’exposition « le Déploiement » est ouverte au Centre Culturel Canadien (Ambassade du Canada, 130, rue du Faubourg Saint-Honoré, dans le 8ème à Paris) jusqu’au 14 Novembre 2023.

Video Still. Les motivations, Amélie © Emmanuelle Léonard
Video Still. Les motivations, Amélie © Emmanuelle Léonard

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