Blind Magazine : photography at first sight
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Francesco Gioia, composer avec le mystère

Entre rêve et réalité, 57 de Francesco Gioia est sans aucun doute la première pierre d’un chemin pavé de succès. Multipliant les influences, on peine à croire que cet artiste autodidacte de 33 ans n’en soit qu’à son premier livre tant sa maîtrise de la composition et des couleurs est digne des plus grands. À découvrir absolument.

Sur la couverture de 57, un œil central. Métaphore de celui du photographe, nous invitant à tourner les pages et à regarder le monde comme il le perçoit ? « C’est un miroir cassé abandonné dans une rue à Londres. Je l’ai emmené chez moi, j’ai mis une couverture rouge devant, cet œil découpé dans un magazine, et voilà, c’est tout, j’ai photographié. »

Ingénieux et pourtant si simple, voilà comment on pourrait résumer le travail de Francesco Gioia. Motif chronique, les yeux s’immiscent un peu partout au sein de ses natures mortes. Dans un bouquet, sur une table, dans le reflet d’une vitrine…notre propre œil analyse chaque détail, décortiquant l’image pour en déceler ses secrets.

Le jeu du mystère

Chaque photo est le fragment d’une scène plus large, qui, habilement recadré, donne à voir une nouvelle réalité, parfois déroutante, toujours poétique. « La chose que j’ai priorisée le plus c’est la décontextualisation des éléments : c’est à dire alterner ou détourner le contexte de l’image », explique Francesco Gioia. On décèle immédiatement l’empreinte des surréalistes des années 1920-1930 sur son travail. Il cite d’ailleurs Florence Henri, Germaine Krull, Tina Modotti et Man Ray comme ses influences majeures. « C’est quelque chose qui se passe subconsciemment », remarque-t-il. « J’ai tellement de films, de peintures et de photos ancrés à l’intérieur de moi que c’est probablement des choses qui me viennent naturellement à l’esprit sans même avoir à y penser. » 

Et l’ancien côtoie le moderne. D’abord, par la récurrence ce rouge sanguin, faisant écho à un William Eggleston ou un Saul Leiter. Ou encore par les miroirs, les lignes brisées et cette esthétique abstraite, angulaire et géométrique, propre au Bauhaus. Entre façades et trompe-l’œil, chaque cliché semble issu de « Tativille », la ville fictive de Playtime de Jacques Tati, dont Francesco Gioia est un fervent admirateur. « Le cinéma français des années 1950 et 1960, est vraiment important dans mon avenir en tant que photographe. » 

Bribes de vie joliment arrachées au quotidien, ces fragments photographiques hors contexte sont tous reliés par un leitmotiv : le mystère. Un élément que l’artiste place au cœur de son processus créatif : « Je refuse de travailler avec un concept, je fais toujours un effort pour être dans un état d’incertitude. Ce qui me fascine c’est le moment, le voyage. Si je trouve du confort dans mon environnement actuel, ça signifie que je ne vais probablement pas explorer le bon territoire. Je pense que le mystère apporte un effet inattendu qui améliore le résultat final. » Et d’ajouter en riant : « C’est merveilleux s’il se reflète dans mon travail : 90% du temps, je ne sais pas ce que je veux communiquer. »

© Francesco Gioia
© Francesco Gioia
© Francesco Gioia
© Francesco Gioia
© Francesco Gioia
© Francesco Gioia
© Francesco Gioia
© Francesco Gioia

Le temps de l’expérimentation

Son amour pour la photographie commence à l’agence de photojournalisme de Florence, où il manipule des négatifs d’époque des années 1960-70. Puis, en 2015 il déménage à Londres. C’est là qu’il découvre la photo de rue. « La beauté de la photographie, c’est que tu peux juste prendre un appareil, sortir et commencer à photographier. N’importe qui peut le faire. On pense souvent qu’il faut du talent, il faut surtout de la discipline. C’est un travail à plein temps », précise le photographe, qui, durant deux années, a arpenté les rues de la capitale quasi tous les jours, pendant plusieurs heures, en essayant de trouver quelque chose d’intéressant à capturer. « Tu ne t’améliores pas juste à la guitare en la regardant ou en lisant des livres sur le sujet. Tu dois prendre l’instrument et passer autant de temps que possible avec. C’est ce que j’ai fait avec mon appareil photo. »

De ce temps passé à exercer son œil et sa curiosité, il tire quelques anecdotes. Notamment celle de « l’homme au chapeau », la dernière photo du livre – la 57ème, qui donne tout son sens au titre. On y voit un homme de dos, regardant un tableau dans une vitrine. Une scène de rue habituelle, pourtant « chaque fois que je dis aux gens comment j’ai eu cette photo, la magie disparaît un peu » avoue Francesco Gioia. « J’ai suivi l’homme pendant 20 minutes. J’ai, je pense, 1500 photos de lui et elles sont toutes nulles, toutes ! Je m’apprêtais à partir, puis à la dernière minute, il est passé devant ce magasin de peinture et s’est retourné. Là, j’ai déclenché puis je suis parti. »  

Si cette photo est si spéciale à ses yeux, c’est sûrement car Gioia a immédiatement su qu’elle était bonne. Habituellement, il laisse poser ses images, pour ensuite leur donner une seconde vie. Selon lui, les images ont besoin de temps pour trouver du sens. « Tu es encore émotionnellement attaché à elles lorsque tu les as prises. Il faut les laisser reposer un moment, parfois même des mois. » C’est précisément ce temps de recherche qui permet au photographe d’expérimenter, de jouer avec les angles et d’introduire des éléments nouveaux qui subliment ses images, nourrissant ce mystère qui lui est cher.

© Francesco Gioia
© Francesco Gioia
© Francesco Gioia
© Francesco Gioia

Apprendre à regarder le monde

Avant d’être photographe, Francesco Gioia est d’abord musicien. C’est d’ailleurs de ce domaine que l’artiste tire un sens aigu de la composition et des couleurs. Véritable synesthète, il associe des sons à des couleurs : « Quand j’entends de la musique, qui est ma passion principale, je commence à voir des couleurs, des formes parfois. Quand j’écoute mes artistes préférés, c’est toujours le début de quelque chose. »  

Aujourd’hui, la photographie est devenue partie prenante de son quotidien et il affirme qu’il ne pourrait pas vivre sans elle. « Ça va au-delà de les partager. Je le fais pour moi. Peut-être pour mes parents…mais surtout pour moi-même. Je ne me soucie pas de répondre aux attentes des autres. Si ça leur plaît, tant mieux. » Un parti pris surprenant pour un photographe qui n’estime pas tant son travail, et qui, au contraire, déteste regarder ses images. « C’est comme entendre sa propre voix », dit-il, « je dois le faire, pour m’améliorer, parce que c’est une partie du processus. Mais ce que je retiens c’est l’expérimentation de les prendre, et non le résultat. Ce qui est intéressant, c’est de regarder le monde. »

© Francesco Gioia
© Francesco Gioia
© Francesco Gioia
© Francesco Gioia
© Francesco Gioia
© Francesco Gioia

57, Francesco Gioia, Parallel Editions, 80 pages, 65.00€.