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Irving Penn, maître du portrait entre ombre et lumière

74 portraits d’artistes, dont certains n’ont jamais été exposés, subliment les cimaises de la Villa Les Roches Brunes à Dinard. Pour sa nouvelle exposition, la Collection Pinault remet en lumière le concept avant-gardiste, rigoureux et dépouillé de tout artifice de cette figure de proue de la photographie qui a fait sa signature intemporelle.

C’est dans un cadre cinématographique, et même très hitchcockien, que nous convie la collection Pinault à travers cette exposition Hors les Murs à la Villa Les Roches Brunes, emblème de Dinard. Cette bâtisse Belle Époque, nichée à la pointe de la Malouine en Côte d’Émeraude, devient l’écrin idoine pour redonner corps au savoir-faire d’Irving Penn (1917-2009).

Pour Matthieu Humery, commissaire et conseiller pour la photographie auprès de la Collection, il s’agit ici non seulement de la ville de cœur de François Pinault, mais aussi d’un photographe de cœur. « Sa première photographie acquise est celle des enfants de Cuzco, en 2007, alors que j’effectuais ma première vente aux enchères pour Christie’s à New York. Il a par la suite constitué ses collections selon des ensembles. Aujourd’hui, il est sans doute le plus important collectionneur d’Irving Penn. » À l’instar de Chronorama, l’exposition nous replonge dans la nature des techniques picturales et photographiques, présentant des tirages argentiques et au platine d’icônes culturelles du XXe siècle, qui illustrent toute la maîtrise de ce visionnaire américain sur plus de 60 ans de carrière.

Irving Penn Ballet Theatre, 1947 © Condé Nast
Irving Penn, Ballet Theatre, 1947 © Condé Nast

Ascèse du décor

Salvador Dalí, choisi pour l’affiche, Georgia O’Keeffe, Renata Adler, Marcel Duchamp, Albert Giacometti, Louis Armstrong, Saul Steinberg, Anouk Aimée, Truman Capote, Francis Bacon… 74 artistes, comprenant peintres, intellectuels, danseurs, stars de la musique et de cinéma, s’invitent dans les intérieurs de cette propriété, inscrite aux Monuments historiques. Le parcours se construit par thématiques successives, s’ouvrant sur ses célèbres « corners portraits ». Un exercice de style et de dépouillement quasi-minimaliste qui inspire autant qu’il déstabilise ses poseurs de renom littéralement « mis au coin ».

Irving Penn Marlene Dietrich, 1948 © The Irving Penn Foundation
Irving Penn, Marlene Dietrich, 1948 © The Irving Penn Foundation
Irving Penn Salvador Dalí, 1947 © The Irving Penn Foundation
Irving Penn Salvador Dalí, 1947 © The Irving Penn Foundation
Irving Penn, Anouk Aimée, 1967 © Condé Nast
Irving Penn, Anouk Aimée, 1967 © Condé Nast
Irving Penn, Josephine Baker, 1964 © Condé Nast
Irving Penn, Josephine Baker, 1964 © Condé Nast

C’est en collaboration avec Alexander Liberman, alors directeur artistique chez Vogue, qu’Irving Penn contribue à partir de 1943 à transformer la photographie moderne, produisant des centaines de couvertures, de portraits, de natures mortes et d’éditoriaux mode. Sa formule « simplicité, lumière, construction et distance » devient l’essence de sa signature, traversant admirablement les époques. Car ce perfectionniste d’une exigence esthétique imperturbable a rapidement pris le contrôle de toutes les étapes de la création photographique.

« Il est important de comprendre ici qu’il n’y aura jamais d’autre façon de voir son œuvre qu’à travers les positifs », insiste le curateur. « Son fils, Tom Penn, m’a confirmé lors du vernissage que tous les négatifs ont été scratchés ou détruits. Comme le tirage était aussi important que la prise de vue, Irving Penn savait que personne ne pourra jamais faire son travail. »

Intensité psychologique

L’exposition met ainsi en exergue cette concision formelle entre cadrage, textures, contrastes et effets d’ombre portée qu’Irving Penn instaure dans des espaces étriqués en angles aigus, l’environnement contrôlé du studio ou, à de rares occasions, in situ. De ce procédé rigoureux, en résultent encore aujourd’hui des œuvres modernes, émotionnelles et profondes. 

« Il fait son autoportrait, comme une sorte de mise en abyme, renvoyant l’image exaltée du meilleur photographe dans le regard du meilleur peintre » 

Matthieu Humery

Parmi les plus célèbres défilent Colette dont le vêtement tranche avec le dépouillement du décor, Ingmar Bergman les yeux clos, Marlene Dietrich dont une version différente est visible au Palazzo Grassi, et bien sûr Picasso, sublimé dans la salle principale. « Ce grand tirage au platine offre une lecture assez fine du travail d’Irving Penn », souligne Matthieu Humery. « Car lui et sa caméra se reflètent dans l’œil de l’artiste au centre de la composition. Il fait son autoportrait, comme une sorte de mise en abyme, renvoyant l’image exaltée du meilleur photographe dans le regard du meilleur peintre. » 

Irving Penn Colette, 1951 © Condé Nast
Irving Penn, Colette, 1951 © Condé Nast
Irving Penn Ingmar Bergman, 1964 © The Irving Penn Foundation
Irving Penn, Ingmar Bergman, 1964 © The Irving Penn Foundation
Irving Penn David Bowie and Iman, 1994 © Condé Nast
Irving Penn, David Bowie and Iman, 1994 © Condé Nast
Irving Penn, Alberto Giacometti, 1950 © Condé Nast
Irving Penn, Alberto Giacometti, 1950 © Condé Nast

Les deux niveaux de la demeure font place ensuite à des clichés moins connus, comme Alfred Hitchcock, assis sur un vieux tapis, Joséphine Baker totalement méconnaissable, ou encore le jeu incroyable de perspective des architectes Ludwig Mies van der Rohe et Philip Johnson. Mais la rareté réside surtout dans les portraits jamais exposés de David Bowie et Iman, John Cage, Spike Lee, Al Pacino, Leonard Cohen et Nicole Kidman, quand d’autres repoussent les limites en nombre devant l’objectif d’Irving Penn. À l’image de la troupe du Ballet Theatre de New York (1947), accrochée dans le corridor au premier étage, en dialogue avec le groupe d’artistes Jasper Johns, Robert Rauschenberg & co (2002). 

Cette fresque de visages transcende ainsi l’évolution de « sa grammaire visuelle, son art de la composition, sa maîtrise de la lumière et son talent de tireur ». Plus encore, la matrice d’un photographe universel sur laquelle beaucoup de ses homologues contemporains continuent de s’inspirer.

« Irving Penn. Portraits d’artistes ». Du 11 juin au 1er octobre 2023 à la Villa Les Roches Brunes, Dinard.

Irving Penn, Louis Armstrong, 1948 © Condé Nast
Irving Penn, Louis Armstrong, 1948 © Condé Nast