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Le mouvement et l’espace sous l’œil de Babette Mangolte

Photographe, cinéaste, cheffe opératrice, artiste, autrice d’essais critiques, Babette Mangolte est honorée du Prix Women in Motion de la Photographie aux Rencontres d’Arles pour son œuvre somme sur cinquante ans autour de la danse, de la performance, du cinéma expérimental, de la subjectivité et du spectateur.
© Babette Mangolte
Trisha Brown répète « Line-up » dans son loft de Broadway avec, de gauche à droite, Wendy Perron, Judith Ragir, Trisha Brown, Mon Sulzman et Elizabeth Garren, 1977 © Avec l’aimable autorisation de Babette Mangolte

Il a fallu une photographie de Babette Mangolte pour incarner la scène chorégraphique et performative du New York des années 1970-80. Celle de Roof and Fire Piece prise sur les toits de SoHo où la chorégraphie de Trisha Brown, accompagnée de ses danseurs, sonde tout l’esprit de l’époque. Française de naissance et New-Yorkaise de cœur, cette pionnière de 81 ans crée depuis cinquante ans des espaces architecturaux qui captent le mouvement des corps et ses improvisations, tout en interrogeant le rôle du spectateur. Entre photographie, cinéma, essai et installation, Babette Mangolte a façonné un chemin unique pour construire une archive de la performance et interroger l’acte de regarder.

Capter, cadrer, enregistrer 

Kering et les Rencontres d’Arles choisissent de saluer cette année son travail en lui décernant le Prix Women in Motion de la photographie. Elle succède ainsi à Liz Johnson Artur (2021), Sabine Weiss (2020) et Susan Meiselas (2019). Quand on lui demande le regard qu’elle porte sur sa carrière, elle répond de but en blanc : « Je n’ai jamais été intéressée par une « carrière » car je n’ai pas l’esprit commercial. Expérimenter signifie changer mes stratégies d’un film à l’autre. En photographie, je les adapte au travail des artistes que j’observe. Cela me permet de savoir ce qu’il est important de couvrir avant de tourner en argentique ou en fixe. J’aime comprendre l’œuvre que je capture, qu’elle soit de danse, de théâtre ou de performance. Elle mérite d’être mieux connue et certaines images doivent survivre. »

© Babette Mangolte
L’opéra « Einstein on the Beach », de Robert Wilson et Philip Glass, libretto et scénographie par Robert Wilson, musique par Philip Glass et son orchestre. Acte 1 : Train, avec, de gauche à droite, Lucinda Childs, Dana Reitz et Sherryl Sutton, 1976 © Avec l’aimable autorisation de Babette Mangolte.

En collaboration avec la commissaire d’exposition Maria Inés Rodriguez, Babette Mangolte a ainsi envisagé « la portée de son travail photographique » : « C’est une réflexion à partir d’images de danse célèbres, d’images de théâtre plus confidentielles et mes travaux de performance, comprenant des photos avec Robert Whitman et son épouse Sylvia Palacios que j’ai connue en tant que danseuse dans la compagnie de Trisha Brown. » 

Son langage photographique et cinématographique à la fois se révèle une plongée fascinante, nous invitant à suivre ce qui se joue sous nos yeux. L’image fixe et l’image-mouvement deviennent moteur du processus. Tout commence à l’aube des années 1970, lorsque cette passionnée de théâtre s’installe à New York, après ses études à l’École Louis-Lumière à Paris dont elle fut l’une des premières femmes admises. Depuis, son travail explore l’espace et le temps, le mouvement et les stases, le rythme et les gestes, la forme et la chorégraphie des corps.

Mémoire culturelle

Trisha Brown, Yvonne Rainer, Philip Glass, Joan Jonas, Marina Abramović, Robert Whitman, Simone Forti, Steve Paxton, Lucinda Childs… elle a rencontré les plus grands, documentant cette avant-garde new-yorkaise à ses prémices. « J’ai appris à regarder la danse en observant Yvonne via Lives of Performers en 1972. (…) J’ai eu le sens du travail avec Trisha Brown lors de son premier concert à la Sonnabend Gallery en 1973. Sa compagnie interprétait des courtes danses structurées par des terrains variables et j’étais abasourdie. Ces pièces étaient si diverses, pleines d’humour et très astucieuses pour créer de nouveaux mouvements. » 

© Babette Mangolte
Yvonne Rainer danse son solo « Trio A », dans la performance « Story about a woman who… », Theater for the New City, sur Jane Street, New York, 1973 © Avec l’aimable autorisation de Babette Mangolte

« Oeil-caméra », voilà comment elle se définit. Ainsi devient-elle une témoin privilégiée de la Judson Dance Theater, la Judson Memorial Church, The Grand Union… Babette Mangolte participe à ce monde en mutation, officiant aussi comme directrice de la photographie dans le cinéma expérimental pour Chantal Akerman (Hotel Monterey et Jeanne Dielman avec Delphine Seyrig) ou encore Sally Potter (The Gold Diggers avec Julie Christie).

Construire une archive de la performance n’a cependant pas été une volonté de départ. « Depuis mon adolescence, j’ai compris en regardant des livres de photos de Cartier-Bresson, Walker Evans ou Dorothea Lange que certaines photographies acquièrent leur valeur plus tard, après qu’elles ont été prises, car elles révèlent ce que personne ne regardait à l’époque. », réaffirme-t-elle. « L’idée de constituer une archive m’est venue en 1976-1977, lorsque j’ai investi ces années en pensant à l’acte photographique via The Camera : Je/La Caméra : I. » Ce film-documentaire doublé d’un autoportrait fait figure de manifeste. À travers la « caméra subjective », elle invite le spectateur à être actif et à s’identifier à son regard, jouant sur la relation filmeur-filmé, photographe-photographié.

© Babette Mangolte
Lucinda Childs danse son solo « Katima » dans son loft de Broadway, 1978 © Avec l’aimable autorisation de Babette Mangolte

Dans les années 1980, elle ouvre le champ sur la temporalité du paysage et le déplacement, tout en examinant notre propre perception (There ? Where ?,The Sky on location, Visible Cities). Parallèlement, elle publie des essais qui théorisent sa pratique (Selected Writings) et écrit sur les transformations technologiques via l’avènement du numérique.

Pérégrinations muséales

Au fil de sa carrière, Babette Mangolte a exploré, documenté, improvisé, puisant dans de grandes influences artistiques qui n’ont eu de cesse de réévaluer sa manière de regarder pour mieux la réinventer. « John Cage m’a appris à me plaire face au hasard et aux aléas. Robert Frank, à observer et à composer des images. Richard Foreman, à comprendre les dispositifs d’éclairage, l’organisation de l’espace et l’importance du regard. Robert Wilson, à voir plus attentivement ; le temps prolongé libère le public de la recherche de sens. »

Ses références cinématographiques transparaissent également dans le développement de son œuvre : « De Jean Rouch, j’ai compris comment la caméra peut modifier ce qu’elle enregistre. De John Ford, j’ai saisi la composition et les compétences éditoriales. De Luchino Visconti, j’ai appris la musique, la composition avec le mouvement de caméra et la diversité de ses histoires. De Robert Bresson, j’ai assimilé l’idée qu’un son n’a pas besoin d’une image pour être perçu. »

© Babette Mangolte
Richard Foreman met en scene sa pièce « Blvd de Paris » dans un loft de Soho, scénographie et lumière par lui-même, avec Kate Manheim et John Erdman, 1977 © Avec l’aimable autorisation de Babette Mangolte

Aujourd’hui, Babette Mangolte se concentre sur les installations (Looking and Touching, How to Look, Reading of Yvonne Rainer « This is the story of a woman who », Éloge du Vert…) dont la disposition des images est également une histoire de mouvement et de déplacement des corps pour le spectateur. Un travail de réflexion qui trouve essentiellement une vie dans les institutions culturelles, et qu’elle aime réinterpréter de différentes manières. En témoigne son exposition immersive « Spaces to See » en 2019, qui conciliait sur trois étages son œuvre photographique et filmique à partir d’un montage où s’entremêlaient temporalités passées et actuelles, paysage, histoire de l’art, parole et improvisation des corps et de la caméra. « Les musées sont des lieux propices pour que les films et les photos survivent. »

Babette Mangolte, WOMEN IN MOTION AWARD FOR PHOTOGRAPHY 2022.

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