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Quartier libre

Une exposition rend hommage au Meatpacking District, à New York – mais soulève, malgré tout, la question des limites de cette démarche.

Je suis assise sur une petite place de la 9e Avenue, dans le Meatpacking District. D’un côté, l’Apple Store, et de l’autre, un magasin Gucci qui vient d’ouvrir : je regarde des filles portant des lunettes de soleil coûteuses et des chignons bas, croiser des informaticiens en baskets chics, avec des sacs à dos. Et sur la place, des affiches violettes et noires annoncent une exposition intitulée : « A District defined : Streets, Sex, and Survival. »

Cette exposition, réalisée en partie par le Meatpacking District Business Improvement District, présente des images de la vie queer et underground dans le quartier new-yorkais du Meatpacking District des années 1980 et 1990, à une époque où c’était effectivement le quartier des boucheries – mais l’on y trouvait aussi des clubs gays, des sex clubs (certains gays), et des travailleurs du sexe -. Tout cela a disparu avec la gentrification du quartier dans les années 1990, après que Rudolph Giuliani a été élu maire. Et l’on entend à présent claquer le bruit de talons de chaussures à 700 $ – ces mêmes trottoirs autrefois tachés par le sang des bêtes.

Meatpacking District, 1999 © Lynsey Addario
Meatpacking District, 1999 © Lynsey Addario
Dom Sharon, The Vault, Meatpacking District, 1995 © Efrain Gonzalez
Dom Sharon, The Vault, Meatpacking District, 1995 © Efrain Gonzalez

Je crois encore entendre la voix de la cinéaste Kristen Lovell. Son film The Stroll, à-propos des travailleurs du sexe transgenres du Meatpacking Distric d’antan a été lancé sur HBO Max en juin, mois de la Gay Pride aux États-Unis. Nous nous sommes rencontrées quelques jours plus tôt.

« Pourquoi pensez-vous qu’ils n’ont pas organisé [une exposition comme celle-ci] plus tôt ? », ai-je demandé. « Eh bien, parce qu’ils n’ont pas le choix maintenant », répond-elle. « Ils se disent qu’il est temps de payer un tribut à cette communauté. Et j’espère que cela ira au-delà de la Gay Pride. J’espère que l’on continuera dans ce sens, et que l’on deviendra plus tolérant ici », ajoute-t-elle. « Les personnes trans devraient pouvoir être tranquilles, profiter du lieu comme tout le monde. »

Everlyn sitting on the undercover car, 16th street, Meatpacking District, 1992 © Katsu Naito
Everlyn sitting on the undercover car, 16th street, Meatpacking District, 1992 © Katsu Naito

Dans l’intimité d’une communauté

« A District Defined : Streets, Sex, and Survival » rassemble des travaux réalisés à l’époque par les photographes Lynsey Addario, Katsu Naito, Joseph Rodriguez, Catherine McGann, Lola Flash, t.l. litt, Jill Freedman et Efrain Gonzalez. Le travail du sexe, les soirées érotiques et la sexualité en général sont le fil conducteur de ces images.

« Ce que j’ai tenté de faire, c’est de montrer qui étaient vraiment les gens que je photographiais et d’y mettre un peu de cœur »

Lynsey Addario

Certaines de ces photographies ont été réalisées par la célèbre photojournaliste Lynsey Addario. Elle a illustré la vie des travailleurs du sexe à la suite de meurtres en série dans leur communauté, que le maire Giuliani a déclaré affaire classée. « L’Associated Press cherchait quelqu’un pour s’infiltrer dans cette communauté et brosser un tableau plus intime des travailleurs du sexe trans, et de les humaniser plutôt que de les considérer comme entités négligeables », raconte-t-elle.

« Ce que j’ai tenté de faire, c’est de montrer qui étaient vraiment les gens que je photographiais et d’y mettre un peu de cœur. » Dans le cadre de son travail, elle a été invitée chez des filles, puis les a suivies pendant leurs heures de travail, capturant dans ses images la lumière des toilettes et des réverbères.

Josie on Gansevoort Street, Meatpacking District, 1995 © Katsu Naito
Josie on Gansevoort Street, Meatpacking District, 1995 © Katsu Naito

Lola Flash, dont le travail fait partie des collections du Whitney et du Museum of Modern Art, se souvient de l’époque du Clit Club, une boîte lesbienne située au 432 W. 14th Street. Ses images présentées dans l’exposition « A District Defined » sont des portraits de femmes qu’elle avait réalisés ici, et qu’un diaporama diffusait ensuite dans le club. Elle se souvient de l’inquiétude de ces femmes d’être photographiées, à une époque où la plupart des gays n’étaient pas encore sortis du placard par peur du regard des autres.

« Je leur disais que les photographies seraient bleues, vertes ou violettes, et que personne ne les reconnaîtraient » , ajoute-t-elle, à propos de ces images présentées dans l’exposition, voilées par la couleur, mais bien vivantes malgré tout. « Chaque fois que vous considérez l’histoire queer ou même l’histoire hétérosexuelle, les femmes sont souvent laissées de côté, ou ce qu’elles ont vécu est mal interprété. Et c’est le cas pour les femmes noires, particulièrement les femmes noires queer », dit-elle.

« J’ai senti qu’il était vraiment important pour moi de présenter mon travail dans cette exposition, pour montrer ces lesbiennes noires qui s’amusaient beaucoup dans le Meatpacking District à l’époque… Quand vous envisagez d’être queer et d’aller dans un club queer, c’est un peu comme un acte de défi. »

Meatpacking District, September of 1991 © Catherine McGann
Meatpacking District, September of 1991 © Catherine McGann
Behind the Bar, Jackie Awards, Meatpacking District, 1998 © Catherine McGann
Behind the Bar, Jackie Awards, Meatpacking District, 1998 © Catherine McGann

Efrain Gonzalez, qui documente l’underground new-yorkais depuis les années 1970, a été fortement influencé par le travail de Brassaï, Weegee et W. Eugene Smith. Il a fréquenté le Meatpacking pendant de nombreuses années, photographiant tout ce qu’il voyait, des clubs BDSM aux soirées érotiques, en passant par les travailleurs du sexe et les clubs fétichistes. Principalement en noir et blanc, ses images offrent un aperçu de la vie dans ce qui était alors la périphérie de Manhattan.

« Ce n’est pas normalement quelque chose que l’on peut voir dans le New York Times », dit-il. « Ce n’est pas banal. Il s’agit de cultures underground. Mais maintenant, on montre les cultures underground. Et mes photographies sont si anciennes qu’elles sont un document historique du Meatpacking District … C’est une sorte de miracle. » 

Un hommage à la vie queer

La représentation des gens et de ce qui se passait dans le Meatpacking est particulièrement vivante, dans les images rassemblées à l’occasion de l’exposition – voir les élégants portraits en noir et blanc de travailleurs du sexe réalisés par Katsu Naito, les photographies très contrastées de fêtes par Catherine McGann, les coups d’oeil jetés par Gonzalez et Freedman dans les coulisses des sex clubs.

À une époque où la vie queer et le travail du sexe sont régulièrement diabolisés, c’est une grande chose que de voir leur vie préservée, dans un quartier où ils ont constamment été surveillés, avant d’être expulsés de force. Un quartier où ils étaient souvent contraints de vivre parce que le reste de New York ne voulait pas d’eux. Toutes les personnes qui fréquentaient le Meatpacking à l’époque m’ont dit qu’elles aimaient l’exposition, qu’elles en étaient vraiment heureuses, qu’elles espéraient que beaucoup de gens viendraient la voir, qu’il était réellement important de voir un hommage à la vie queer et au travail du sexe.

Trafalgar Square,1989, New York, NY © Lola Flash
Trafalgar Square,1989, New York, NY © Lola Flash
14th Street, Meatpacking District © Efrain Gonzalez
14th Street, Meatpacking District © Efrain Gonzalez

Et bien que je sois absolument de cet avis, je pense aussi que ces gens méritaient mieux. Ils méritaient d’être replacés dans un contexte qui aurait éclairé ce que nous regardions, et la raison pour laquelle nous le regardions. Ils auraient mérité que des légendes accompagnent les images, que leurs histoires figurent dignement sur les murs, comme c’est le cas dans toute grande exposition historique et artistique. Et malgré un fanzine de qualité ait été produit à l’occasion de l’exposition, avec une introduction émouvante de l’activiste Elisa Crespo.

Les vies qu’illustrent ce travail exigent une narration plus urgente et directe, facilement accessible visuellement. Quelque chose qui ne peut pas être ignoré ou négligé par accident. Ces personnes méritaient une exposition qui aurait duré plus de quelques semaines pendant et après le mois de la Gay Pride. Ils méritent qu’on se souvienne d’eux le reste de l’année, et chaque année, que leurs histoires soient racontées avec plus de détails, et que l’on se consacre plus régulièrement, sinon de manière permanente, à évoquer les vies de ceux qui ont été chassés du quartier.

Lighting Up, Meatpacking District © Jill Freedman
Lighting Up, Meatpacking District © Jill Freedman

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