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Spiritisme, photographie et féminisme : esprit es-tu là ?

Dans l’ouvrage Séance, la photographe Shannon Taggart met en évidence une relation occulte entre l’art, la science, la politique et la religion.

Nous sommes bien avant les thrillers surnaturels pour adolescents qui dominent aujourd’hui le paysage de la culture pop lorsque les jeunes sœurs Kate et Margaret Fox entendent un bruit mystérieux dans le petit chalet familial situé à Hydesville, dans l’État de New York – un « tapotement » étrange.

À la veille du 1er avril 1848, les sœurs Fox décident de frapper quelques coups à leur tour en utilisant un code, et la réponse qu’elles reçoivent défie toute explication rationnelle.

Elles sont, disent-elles, entrées en contact avec l’esprit d’un colporteur qui a été assassiné et enterré dans la cave de leur maison – et c’est à cet endroit même, effectivement, que le corps est découvert.

© Shannon Taggart
© Shannon Taggart

Les voix du féminisme

La maison des Fox n’est pas une maison hantée comme les autres : ce qui s’y est passé va inspirer un mouvement connu sous le nom de spiritisme. Fondamentalement, les adeptes du spiritisme partagent la même foi en une puissance supérieure. Ils croient aux esprits et aux pouvoirs de prophétie et de guérison que donnent la communication entre le monde physique et immatériel.

Mais la manière dont cette communication se manifeste et l’étendue de ces pouvoirs dépendent des adeptes eux-mêmes. Les sœurs Fox trouvent un heureux soutien en la personne de leur sœur aînée, Leah, qui saisit cet événement extraordinaire comme une chance de donner une voix aux femmes américaines privées de leur droit à la liberté d’expression.

Quakers radicaux, la famille Fox et leur communauté vont de l’avant, exploitant la popularité du spiritisme pour en faire un acte politique. Ils commencent alors à organiser des séances où l’on enseigne aux participants comment communiquer avec l’au-delà.

© Shannon Taggart
© Shannon Taggart
© Shannon Taggart
© Shannon Taggart

« Lorsque vous prenez une décision, l’univers vous aide à la mettre en oeuvre », écrivait le transcendantaliste américain Ralph Waldo Emerson au 19ème siècle. Cette affirmation s’applique particulièrement bien à la relation entre le spiritisme et la politique. Par coïncidence, le 19 juillet 1848, des femmes venues de tout le pays se réunissent à Seneca Falls pour la première Convention sur les droits des femmes, à quelques kilomètres du chalet des Fox.

Et tandis que Lucretia Mott et Elizabeth Cady Stanton rédigent la « Déclaration de sentiments » exigeant des droits constitutionnels pour les femmes, de mystérieux coups font bouger la table. Ainsi, la première vague du féminisme entretiendra des liens avec l’occulte, tout comme le spiritisme.

Naomi Barbar écoute les messages des esprits à partir d'une " boîte à fantômes ". Lily Dale, NY, 2015. © Shannon Taggart
Naomi Barbar écoute les messages des esprits à partir d’une ” boîte à fantômes “. Lily Dale, NY, 2015. © Shannon Taggart

En marche vers la Maison Blanche

A peine un siècle après l’émergence d’une nation chrétienne, le spiritisme gagne rapidement du terrain, soulageant de ses peines un peuple durement frappé par la guerre civile. On estime que 750 000 personnes (2,5% de la population) ont péri en seulement cinq ans, ce qui fait de cette guerre la plus meurtrière de l’histoire des Etats-Unis.

20% des soldats y ont trouvé la mort (en raison de la maladie, pour les deux-tiers d’entre eux ), tandis que plus de 40% des corps n’ont jamais été identifiés. Les pères, les fils, les oncles et les frères partent à la guerre pour ne jamais revenir, et leurs familles sont déchirées par ce massacre.

À la recherche de réponses, nombreux sont ceux qui se tournent vers le spiritisme, espérant se connecter avec les esprits de leurs morts en pratiquant des séances de tables tournantes ou de Ouija. Bien que cela puisse sembler irrationnel à des esprits modernes, si attachés à la notion de « preuve », le spiritisme entretient un lien profond avec le passé, renouant avec la pratique ancienne et universelle du culte des ancêtres.

© Shannon Taggart
© Shannon Taggart

« Une grande partie de la population a été touchée par les ravages de la guerre civile », explique Shannon Taggart, dont le récent livre Séance explore la relation inextricable entre le spiritisme et la photographie.

« C’était aussi l’époque d’une pandémie de choléra, les femmes mouraient en couches, les enfants ne vivaient pas au-delà de cinq ans. La mort était partout présente, et les religions n’apportaient pas de réponse. Le spiritisme offrait réconfort et guérison. C’était une tentative de vaincre la mort, en montrant qu’elle n’était pas la fin de tout, mais une simple transition, et que notre amour et notre souffrance n’étaient pas vains. Cette idée n’était pas nouvelle : dans le monde entier, et de tout temps, les gens ont parlé aux esprits des morts et communiqué avec les ancêtres. » 

© Shannon Taggart
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Shannon Taggart note qu’à son apogée, environ onze millions d’Américains ont expérimenté le spiritisme – Abraham Lincoln lui-même. Le président et la première dame Mary Todd Lincoln se réunissaient avec des sénateurs et des membres du cabinet pour des séances à la Maison Blanche.

D’autres sommités, dont les lauréats du prix Nobel Pierre et Marie Curie, le psychanalyste Carl Jung, le physicien Sir William Crookes, le poète William Butler Yeats et le romancier Sir Arthur Conan Doyle ont été des adeptes du spiritisme.

Bienvenue à Lily Dale

La photographe Shannon Taggart commence à s’intéresser au spiritisme en 1989, après qu’un médium a révélé à son cousin un secret à propos de la mort de leur grand-père. En 2001, elle se rend à Lily Dale, dans l’Etat de New York, où a eu lieu la consultation médiumnique – un village où le temps s’est arrêté. Et de nos jours encore, bien que le spiritisme soit tombé en désuétude dans les années 1930, Lily Dale continue d’entretenir la foi de ceux qui croient en lui.

Lily Dale est un petit village situé dans le burned-over district (littéralement « district incendié »), une zone d’une trentaine de kilomètres carrés au sud-ouest de l’état de New York. Cette zone tire son nom de la ferveur brûlante pour les nouveaux mouvements religieux (spirites, mormons, adventistes du septième jour, communautés utopiques, etc.) apparus dans l’Amérique du 19ème siècle.

Comme l’écrit Ron Nagy, chroniqueur de Lily Dale cité dans Séance, « Lily Dale est au spiritisme ce que Rome est au catholicisme ».

© Shannon Taggart
© Shannon Taggart
© Shannon Taggart
© Shannon Taggart

En donnant la parole aux morts, le spiritisme représente un défi direct lancé au christianisme nationaliste blanc et à ses fondements politiques : d’où l’importance qu’acquiert Lily Dale, à une époque où le mouvement des femmes est en plein essor. Ce mouvement donne la parole à des personnes radicales, dissidentes, et privées de leur droit d’expression.

En 1872, la médium Victoria Woodhull devient la première femme à se présenter à l’élection présidentielle. Lily Dale accueillera, par la suite, la Journée de l’égalité des femmes, et attirera les militantes Susan B. Anthony et Margaret Sanger, fondatrice du planning familial américain, qui se joindront à la communauté.

Venue à Lily Dale en raison du message transmis par le médium à son cousin, Shannon Taggart déclare : « Ce qui m’a fait rester, c’est de découvrir toute une histoire photographique en lien avec le spiritisme, histoire dont je n’avais jamais entendu parler. Le spiritisme a été le premier mouvement religieux à utiliser la photographie pour son iconographie, et ces images sont les plus troublantes que je connaisse. Elles me rappellent la notion de mysterium tremendum [terrible mystère] de Rudolf Otto, cette idée que la rencontre avec le divin nous bouscule, nous secoue d’une manière un peu effrayante. »

© Shannon Taggart
© Shannon Taggart

La grande question

Émergeant moins d’une décennie après l’invention de la photographie, le spiritisme est né d’un besoin profond de faire fusionner la religion et la science. Parce qu’elle relève à la fois de la technologie et de l’art, la photographie se prête aisément à de multiples utilisations. Shannon Taggart souligne le fait qu’elle est un processus liminal, tout comme le spiritisme, et entretient une relation très compliquée avec la vérité.

« La rencontre entre les deux a révélé beaucoup de choses », dit-elle. « William Mumler, le premier photographe adepte du spiritisme, a été traduit en justice, et littéralement, un procès a été intenté à la photographie en tant que telle. »

William Mumler (1832-1884) est l’auteur d’images magiques, merveilleusement retravaillées – portraits de studio classiques représentant des « esprits » translucides qui interagissent avec des vivants. Sa photographie de Mary Todd Lincoln, en 1872, dans laquelle apparaît le fantôme d’Abraham Lincoln, est devenue une œuvre emblématique – mais la question de la véracité documentaire reste au centre du débat.

© Shannon Taggart
© Shannon Taggart

« C’est la nature même de la photographie que l’on interroge, ce dont elle est capable, et la différence entre voir et savoir », explique Taggart.

« À l’époque, les scientifiques découvraient quantité de forces invisibles : les germes causant des maladies, les radiations, les ondes radio, les rayons X et l’électricité alimentant des communications invisibles, telles que le télégraphe et le téléphone. Sans exagération, on pouvait penser que la photographie était capable de nous faire voir l’invisible. Mais on a déchanté depuis. »

En effet, ceux qui ont élargi le médium photographique grâce au spiritisme ont été confrontés au modernisme naissant, tout comme le spiritisme lui-même. Malgré tout, cela n’a pas empêché les adeptes de persévérer dans leur croyance. Durant ses vingt années d’exploration du spiritisme, Shannon Taggart a rencontré la résistance du monde de la photographie, mais elle ne s’est pas laissée décourager.

© Shannon Taggart
© Shannon Taggart
© Shannon Taggart
© Shannon Taggart

« L’une des plus belles choses que j’ai apprises grâce au spiritisme est de prendre notre imagination au sérieux », dit-elle.

« L’humanité est en danger si l’on élimine cela de la vie. Toutes ces expériences ont un sens. J’ai rencontré des gens à Lily Dale qui m’ont dit : ‘Je n’aurais jamais, au grand jamais pensé que je pourrais croire en ces choses, mais mon père est mort sous mes yeux, j’ai vu son corps se séparer de son esprit, et je ne savais pas où aller. Nous sommes nombreux à venir à Lily Dale, parce que nous y avons notre place.’ »

© Shannon Taggart
© Shannon Taggart

Séance est publié par Atelier Editions, 65,00 $. Sortie en librairie le 20 décembre 2022.

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