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Profession : parent photographe

Comment gérer la vie familiale lorsque notre profession empiète sur notre sphère privée ? Pour Blind, trois photojournalistes partagent leurs expériences.

Projets documentaires au long cours qui impliquent de longues absences, précarité économique, dangers… Ironie du sort, le métier de photojournaliste n’a plus aussi bonne presse qu’auparavant. Longtemps fantasmée, cette profession empiète largement sur la vie privée. Notamment car un photographe n’est pas simplement un collectionneur d’images, il se doit d’avoir plusieurs casquettes. Véritable couteau-suisse, il est aussi journaliste, historien, sociologue… Ajoutons à cela voyages et disponibilités réduites, et le temps accordé à la construction d’une famille semble plutôt réduit. Pourtant, ce n’est pas impossible.

Raphaël et Alfred Yagobzadeh
Raphaël et Alfred Yagobzadeh

Être un « bon parent »

Depuis une vingtaine d’années, le terme « parentalité » s’est imposé dans le discours politique et médiatique. Un terme qui désigne l’ensemble des façons d’être et de vivre le fait d’être parent. Nouvelle injonction contemporaine, être un « bon parent » est un défi qui s’ajoute à la précarisation des emplois, aux mutations du marché du travail et aux contraintes horaires. Déjà pesante, la parentalité se complexifie lorsqu’il n’y a plus qu’un parent. Mère célibataire, la journaliste et ex-reporter de France Info, Nathalie Bourrus écrit ainsi dans son livre Maman solo, les oubliées de la République : « (…) cette corrida de mère et d’enfant, personne au monde ne m’avait dit que ce serait si difficile. Beaucoup plus âpre et vertigineux, bien plus risqué que d’aller à la guerre. »

Véronique de Viguerie avec ses deux filles
Véronique de Viguerie avec ses deux filles
Véronique de Viguerie avec ses deux filles
Véronique de Viguerie avec ses deux filles

« Et qui va garder les enfants ? Mais tu n’allaites pas ? ». Ce genre de petites réflexions, exclusivement faites par des hommes, Véronique de Viguerie, a pu les entendre. Photoreporter de guerre et mère de deux filles, elle est lauréate d’un prix Bayeux des correspondants de guerre, d’un World Press Photo, et de plusieurs Visa d’or. Elle a notamment couvert la guerre au Yémen, les trafics de drogue aux Philippines, et s’est infiltrée auprès des talibans en Afghanistan. Pourtant, même sur le front, c’est elle que l’on sollicite pour les affaires familiales. « Comme cette fois où je suis en mission au Mali, et que je reçois un appel de l’école pour me dire que ma fille a des poux… », raconte la photojournaliste. « Si un papa refuse une mission car il garde ses enfants, on ne tarit pas d’éloges à son sujet. Lorsque c’est une femme, c’est monnaie courante, et on peut même lui reprocher de privilégier sa famille au détriment de sa carrière. » Vestige d’un modèle patriarcal bien ancré dans les consciences.

« Je pense qu’il faut trouver une autre forme de maternité qui nous fait rêver. Le but c’est de tendre vers un idéal, et non pas de subir un modèle »

Andrea Mantovani

Face à la charge mentale et aux contraintes extérieures, déléguer devient alors vital. Sur ce point, Véronique de Viguerie s’estime heureuse d’être bien entourée. Il y a sa mère, le père de ses filles et leur beau-père. « On forme une bonne équipe », dit-elle. Et si c’était ça la solution ? Casser l’idéal de la famille nucléaire traditionnelle pour ouvrir d’autres horizons ? Andrea Mantovani, photographe et baroudeuse avérée, en est convaincue : « Je pense qu’il faut trouver une autre forme de maternité qui nous fait rêver. Le but c’est de tendre vers un idéal, et non pas de subir un modèle. » Pour elle, c’est à nous d’inventer la manière de conjuguer couple, enfants, travail et aspirations profondes. « Si je ne pars pas, je deviens triste », assure la photographe. « Mon conjoint le sait et si nous décidons d’avoir des enfants, il sait aussi que je continuerais à faire ce qui me rend heureuse. »

Andrea Mantovani et sa famille
Andrea Mantovani et sa famille

Une pression supplémentaire chez les femmes 

Avec 53 % de demandes de carte de presse réalisées par des femmes à la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP), le pourcentage d’hommes et de femmes journalistes semble se stabiliser sur une égalité. Si la parité est quasi acquise, le problème reste celui de la représentation. Le métier a longtemps été réputé comme « masculin », et ce, dès le plus jeune âge. Les livres pour enfants étant écrits par des adultes, le stéréotype du « journaliste aventurier », marqué par des figures comme celle d’Albert Londres, a la peau dure. On pense notamment à des héros comme Rouletabille ou Tintin.

« Aujourd’hui ça a bien changé, notre féminité n’est plus un préjudice à notre carrière. On peut aller en zone de conflit tout en étant maquillées »

Véronique de Viguerie
Raphaël et Alfred Yagobzadeh
Raphaël Yagobzadeh, appareil photo en main

C’est donc aux journalistes eux-mêmes de briser le miroir pour renvoyer un autre reflet de la profession. « Avant, les femmes photojournalistes devaient surtout prouver qu’elles n’étaient pas des femmes pour se faire une place dans ce milieu assez masculin », assure Véronique de Viguerie, parlant de la génération avant elle. « Très peu ont pu assurer une belle carrière tout en étant mère. Aujourd’hui ça a bien changé, notre féminité n’est plus un préjudice à notre carrière. On peut aller en zone de conflit tout en étant maquillées. »

« Je préfère être épanouie dans mon travail plutôt que de faire peser à mes filles la potentielle responsabilité d’avoir mis ma carrière entre parenthèses »

Véronique de Viguerie

Dans une société où les femmes sont en moyenne moins payées que les hommes, et où la maternité peut engendrer des discriminations professionnelles, on comprend la frilosité à devenir mère. Pour Andrea Mantovani comme pour Véronique de Viguerie, ce n’est pas une fin en soi. La première est bien consciente que cela engendrerait un ralentissement de sa vie professionnelle, mais elle est prête à l’accepter au profit d’une autre expérience à vivre. « Je n’ai pas envie d’avoir d’enfants, j’ai envie de fonder une famille », déclare-t-elle. La deuxième, déjà mère de deux filles, aime parler « d’aménagements » plutôt que de « sacrifices » : « Je préfère être épanouie dans mon travail plutôt que de faire peser à mes filles la potentielle responsabilité d’avoir mis ma carrière entre parenthèses. C’est le modèle que j’ai envie de leur donner, en espérant qu’elles n’en souffrent pas trop. » 

Sur les traces du père

Reste la solution de lier la famille au professionnel, en emmenant ses enfants en reportage. « Moi j’aimerais bien ! », s’exclame la fille aînée de Véronique de Viguerie. La photographe y a déjà songé, mais  les zones où elle se rend restent malheureusement assez dangereuses. Un critère qui n’a pas découragé Alfred Yaghobzadeh. Photojournaliste iranien pour l’agence Sipa Press dans les années 1980, il n’hésite alors pas à emmener son fils Rafael sur les manifestations. Ce dernier grandit sur le terrain, entouré d’appareils photos et de voyages. 

Raphaël et Alfred Yagobzadeh
Raphaël et Alfred Yagobzadeh

« Au début, c’était surtout par mimétisme. Pour “faire comme papa”, je jouais le photographe plus que je ne l’étais »

Raphaël Yagobzadeh

À seulement 6 ans, le jeune Rafael a déjà vu Israël, la Palestine et même Gaza. À 13 ans, il accompagne son père à un rassemblement de l’Organisation des moudjahidines du peuple iranien devant la DST, suite à l’arrestation de leur leader. Autorisé à pénétrer le périmètre de sécurité, il est témoin de deux immolations. À 15 ans, son père est pris en otage à Gaza. Une enfance qui n’a rien à envier aux parcours de photojournalistes aguerris. 

En plus d’un père qui court derrière les conflits, la mère de Rafael Yaghobzadeh est journaliste radio. Un métier qu’elle abandonne à la naissance de son troisième enfant, pour se consacrer à sa famille. « Il y a eu plusieurs Noël où mon père n’était pas là », raconte-t-il. « Quand il partait en reportage c’était pendant 3 ou 4 mois. À l’époque je ne réalisais pas trop, j’attendais impatiemment qu’il rentre pour qu’il ouvre son sac et qu’il m’offre des jouets Batman de chaque pays. » Yaghobzadeh a 11 ans lorsque son père lui offre son premier appareil photo. Avec ce petit boîtier, il hérite aussi d’une passion commune. « Au début, c’était surtout par mimétisme. Pour “faire comme papa”, je jouais le photographe plus que je ne l’étais », avoue-t-il. Viennent ensuite les révolutions arabes en Tunisie et en Égypte. Puis, en 2014, l’Ukraine, un pays qu’il couvre toujours aujourd’hui.

« Aujourd’hui c’est à mon tour de donner des contacts à mon père »

Raphaël Yagobzadeh
Raphaël et Alfred Yagobzadeh
Raphaël et Alfred Yagobzadeh
Raphaël et Alfred Yagobzadeh
Raphaël et Alfred Yagobzadeh

Propulsé dans l’aventure du photojournalisme, Rafael Yaghobzadeh a dû se faire une place autrement que dans l’ombre de son père. Les « seniors » l’ont vite adopté : en plus de sa famille nucléaire, il y a la famille sur le terrain. Le jeune Yaghobzadeh évolue entouré de reporters et de journalistes qui deviennent des amis, voire des mentors. « Dans le métier c’est assez courant d’être épaulé par quelqu’un de plus expérimenté. Aujourd’hui c’est à mon tour de donner des contacts à mon père », plaisante-t-il. 

Issu d’une famille cosmopolite aux origines égyptiennes, libanaises, arméniennes, assyriennes et iraniennes, les parents de Rafael Yaghobzadeh ont vécu dans des pays en guerre. Leur histoire pousse le photographe à s’aventurer au plus près des conflits et des révolutions. Quand il part, c’est toujours en quête de réponses. Des réponses sur l’histoire d’un pays, sur ses expériences et les événements qui s’y produisent. Plus qu’une enquête, c’est avant tout une quête familiale, sur les traces de son père : « C’est l’histoire personnelle de mon père qui l’a conduit à faire ce métier. L’ayant connu à la maison et pas sur le terrain, je voulais voir et comprendre ce qu’il vivait. Aujourd’hui, je pense que je ne l’ai toujours pas compris. » 

Raphaël et Alfred Yagobzadeh
Raphaël et Alfred Yagobzadeh

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